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La Femme qui a reconstitué le monde

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« Il y a deux manières d’étudier l’univers, soit explorer le monde de l’extérieur et risquer sa vie, soit explorer le monde de l’intérieur, ce microcosme invisible où l’espace est tout aussi vaste et infini. » On peut dire que le personnage central de ce livre de Eva Tind, La Femme qui a reconstitué le monde (un roman, comme indiqué sur la couverture ? plutôt un récit) a fait les deux. L’écriture est belle, étonnamment forte. Elle reflète le souffle de la tempête qui animait Signe Marie Jørgensen (1907-2002), devenue Marie Hammer après son mariage. Née dans « une famille d’universitaires avec une tradition de lecture » de sept enfants, six filles et un garçon, avec un père professeur de mathématiques et une mère contrainte de s’occuper du foyer et des nombreux animaux, Marie Jørgensen grandit livrée un peu à elle-même. Ce qui ne la dérange nullement, elle ne manque pas de centres d’intérêt. Comme les acariens, par exemple, ces petites, toutes petites bêtes, dont elle devient vite l’une des spécialistes au Danemark et dans le reste du monde, s’appuyant sur la théorie controversée alors de la dérive des continents pour expliquer leur répartition géographique. Être une femme scientifique n’est pas évident au début du XXe siècle, même dans ce pays tolérant qu’est le Danemark, mais elle ne se décourage pas. Elle devient la première femme à participer à une expédition dans l’Arctique, en compagnie de Knud Rasmussen. Consciente de la difficulté de vivre de son métier de scientifique, contrainte de s’en remettre aux finances de son époux, elle ne s’affirme pas spécialement féministe, elle entend juste pouvoir vivre comme elle le souhaite, et pour elle la poursuite de son travail est primordiale. Au détriment de ses enfants (elle en a quatre) et de sa famille, lui reprochent les bonnes âmes, notamment dans la presse familiale de l’époque : « la place de la femme étant à la maison ». La recherche sert à tous, rétorque-t-elle. On la suit allègrement dans ses voyages au Groenland, dans le Pacifique ou en Amérique du sud, le nez penché sur le sol pour en extraire de « minuscules bagatelles invisibles » à l’œil nu. « Marie pourrait être dans le salon, à la maison, en train de lire, entourée de ses enfants, et au lieu de cela, elle se trouve là toute seule avec ses souvenirs, et voici que ses pensées remontent le temps... » Eva Tind (née en Corée en 1974) a d’abord publié de la poésie. Avec La Femme qui a reconstitué le monde, elle restitue bien le parcours de cette femme qui ne s’en laissa jamais conter par personne. « ...J’ai rencontré tant de gens et je les tant écoutés que j’en suis arrivée à la conclusion que la vie pour la plupart des êtres humains n’est qu’une immense tragédie. »

* Eva Tind, La Femme qui a reconstitué le monde (Kvinden der samlede verden, 2021), trad. du danois Christine Berlioz & Laila Flink Thullesen, Gallimard (Du monde entier), 2023

La Petite fille et le monde secret

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Kirsten habite à Copenhague et elle est mère d’un jeune garçon, quand elle décide de revoir sa grand-mère, peut-être pour la dernière fois, tout au nord de la Norvège. Une façon de reconstituer un arbre généalogique disparate et de remonter dans ses souvenirs, elle qui a vécu en Laponie jusqu’à l’âge de sept ans, avant que Knut, son père, parte avec elle et Grethe, sa nouvelle belle-mère, au Danemark. Kirsten s’appelait autrefois Risten. Durant ses premières années, elle fut proche de sa grand-mère maternelle, qui la berçait des prêches du prédicateur suédois Lars Levi Læstadius (1800-1861). « Voyant sa grand-mère l’observer, Risten s’empressa d’aller chercher la Bible et monta sur ses genoux. Ensemble, elles se plongèrent dans les textes de Læstadius tout en se balançant. » La Petite fille et le monde secret mène le lecteur dans le monde same, pas celui des clichés, celui d’aujourd’hui, souvent fermé, en opposition avec la société danoise consumériste. D’antédiluviennes croyances continuent de faire frémir certains Same, tandis que d’autres ne cessent d’attiser la mémoire de Læstadius. Le monde moderne a pourtant pénétré la culture same, plus autant dépendante du renne qu’elle le fut naguère. Au Danemark, Kirsten/Risten s’éprend de son frère adoptif, originaire du Vietnam. Les cultures se mélangent, pour le meilleur ou pour le pire. Maren Uthaug (née en 1972 d’une mère norvégienne et d’un père same) est connue au Danemark comme illustratrice et auteure de BD. Sans doute ce roman surprenant et touchant, avec plusieurs niveaux de lecture possibles, contient-il une part d’autobiographie.

 

* Maren Uthaug, La Petite fille et le monde secret(Og sådan blev det, 2013), trad. Jean-Baptiste Coursaud, Actes sud, 2017