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L’Œuf

Quel roman ! Morten Ramsland n’a pas choisi la facilité, situant une grande partie de l’action de L’Œuf au Moyen âge. L’époque à laquelle la famille d’un jeune garçon d’Odense est censée plonger ses racines, selon le narrateur, son grand-père. Souffre-douleur de ses camarades, le garçon a des visions. De drôles de personnages hantent ses pensées. Qui sont-ils ? Le grand-père lui raconte l’histoire lointaine d’un village de Fionie, où les croyances rythment la vie de la population. « Ce n’est pas une vie paradisiaque, car la vie ne l’est jamais, mais c’est la nôtre (…). » Une vie faite de malheurs qui ne peuvent être conjurés que par les principes d’une foi quasiment animiste. Les souffrances infligées aux animaux, aux enfants et souvent aux femmes, et régulièrement aussi aux hommes, notamment les plus pauvres, les plus faibles, font partie du quotidien, nul ne s’en émeut. Morten Ramslad (né en 1971) n’épargne pas les détails au lecteur. Après Tête de chien (2008), beau roman prenant la Norvège et le Danemark pour cadre, il offre ici un texte que l’on pourrait qualifier de truculent, entre (pour la façon dont le sujet est traité) Colas Breugnon de Romain Rolland et Le Parfum de Patrick Süskind. L’œuf au centre du récit est-il « un œuf de fertilité » ? « ...Qu’est-ce que la fertilité, si ce n’est la capacité à continuer à vivre dans les histoires des autres ? » Auteur à suivre.

 

* Morten Ramsland, L’Œuf (Æg, 2017), trad. Alain Gnaedig, Gallimard (Du monde entier), 2019

 

 

La Peau est la membrane élastique qui enveloppe l’ensemble du corps

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Les nouvelles venues éditions Bleu et jaune (en référence aux couleurs non pas suédoises, mais ukrainiennes, pays d’origine de leur fondatrice, Tatiana Sirotchouk) entendent lancer « une collection qui met à l’honneur la diversité de la littérature européenne contemporaine ». L’un de leurs premiers titres est un roman du Danois Bjørn Rasmussen (né en 1983, poète et dramaturge). Prénommé semblablement, le narrateur de ce livre, La Peau est une membrane qui enveloppe l’ensemble du corps, est âgé d’une quinzaine d’années lorsqu’il découvre qu’il est amoureux de son moniteur d’équitation. « Je vous le dis, comme ça me vient. Et si je peux vous donner un conseil d’ami, il vaut mieux écrire avec son cul. » Le ton est cru, ce qui suffit pour plaire à certains lecteurs, les critiques sont, pour celles qui sont données à voir, élogieuses. Est-ce émoustillant ? Le récit est récompensé en 2016 par le Prix de littérature de l’Union européenne. Alors, en ces temps de cancel culture, dire que l’on n’apprécie qu’à moitié ou moins encore un tel ouvrage, c’est prendre le risque de passer pour... Ce que nous pensons ne pas être. Disons-le tout de même : ce livre nous semble précieux, enfin dans le sens de prétentieux, et d’un intérêt très limité. « Il a préparé mon anus pendant plus d’une heure avant de me pénétrer. Il a léché, lubrifié et écarté. Moi je me demandais surtout si c’était assez propre là-dedans, les excrément c’est répugnant quand le corps les expulse, le sang et le vomi aussi, ça sent le vagabond, la fleur d’un garçon mort, mais je n’ai pas pleuré. » Et quand les scènes ne sont pas aussi explicites, c’est pour être d’une platitude rare : « Je me réveille et me débarbouille, j’applique un soin à mes cheveux desséchés par la teinture, je me lave les aisselles, l’anus, le sexe et les pieds avec du savon. Je me brosse les dents et rince le soin, la grille de la baignoire est bouchée par les cheveux et la crasse, j’éteins (sic !) l’eau et je ceins mes hanches d’une serviette et enroule ma tête dans une autre, je mets du déodorant, de la crème hydratante sur mon visage. Ensuite, je... » Stop ! Passionnant, n’est-ce pas ?

* Bjørn Rasmussen, La Peau est la membrane élastique qui enveloppe l’ensemble du corps (Huden er det elastiske hylster der omgiver hele legemet, 2011), trad. Caroline Berg, Bleu et jaune (Fiction Europe), 2021

 

Niels

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Copenhague, 5 mai 1945. La capitulation allemande est annoncée. Niels Rasmussen, fils d’un Danois et d’une Française, aujourd’hui résistant, est obligé d’annuler l’attentat qu’il prépare contre des navires de l’occupant. De retour chez lui, Sarah, sa compagne qui doit accoucher d’un jour à l’autre et qui est elle aussi membre d’un réseau de résistance, lui remet un courrier contenant une coupure de presse en provenance de France. Le dramaturge et metteur en scène Jean-François Canonnier est emprisonné à Fresnes, inculpé d’intelligence avec l’ennemi. Il risque la peine de mort. Niels le connaît bien pour avoir monté plusieurs pièces à Paris avec lui avant guerre. Canonnier, un collabo ? Il décide de se rendre dans la capitale pour comprendre. L’homme de théâtre aurait-il collaboré « pour décrocher reconnaissance, argent succès ? » Niels Rasmussen rencontre le milieu artistique de l’après-guerre et découvre, stupéfait, que les plus grands noms, de Guitry à Cocteau, de Jouhandeau à Derain, de Montherlant à Léautaud, sans parler évidemment des Rebatet, Brasillach et autres Céline, n’ont pas hésité à se montrer bienveillants et plus avec l’occupant, pour peu que celui-ci lui adresse flatteries et autres occasions de se pavaner. Cinéma, théâtre, peinture, littérature… Le monde artistique dans son ensemble n’a guère eu de scrupules à fréquenter l’intelligentsia nazie. Même des individus comme Sartre ou Claude Roy ont été célébré à cette époque, sans y trouver à redire. Mais Jean-François Canonnier, pourquoi a-t-il approuvé la Révolution nationale de Pétain, lui ? « Il n’a pas supporté l’idée de ne plus être joué, de ne plus être lu. Comme tant d’autres auteurs et comme beaucoup d’acteurs, il s’est laissé aller à la compromission pour retourner un tant soit peu dans la lumière. » Un Canonnier qui se révélera personnage des plus médiocres. Signé Alexis Ragougneau (né en 1973), auteur de romans et de pièces de théâtre, Niels est un livre qui mêle événements historiques et engagement personnel. Question écriture, remarquons que l’auteur attribue à ce Jean-François Canonnier trois de ses propres pièces, ce qui n’est pas inintéressant à observer et à analyser ; ajoutons que des passages du roman sont écrits à la façon d’une pièce de théâtre ; que les chapitres sont d’ailleurs nommés « actes ». Centré sur la question de la responsabilité individuelle (et de l’amitié, et de la dégringolade humaine), ce roman n’est pas manichéen, au point qu’on se demande un peu, durant un bon moment, où l’auteur veut emmener le lecteur. « L’affiche à sensation du jour, c’était en fin de compte l’itinéraire presque banal d’un opportuniste au jugement émoussé par le succès et les applaudissements. » Un peu facile, cet avis ? Toutes les responsabilités sont-elles équivalentes ? Était-ce la même chose de se retrouver dans la Collaboration que dans la Résistance ? Bien documenté, ce roman à retournement restitue l’atmosphère lourde de cet immédiat après-guerre, en France, quand, dans tous les domaines, les cartes étaient redistribuées. Profitant de l’héroïsme incontestable d’une poignée de résistants, combien de futurs donneurs de leçons ont joué des coudes pour gagner leur place au soleil dans la France qui se reconstruisait ?

 

* Alexis Ragougneau, Niels, Viviane Hamy, 2017

Les Employés

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Les dépositions se succèdent dans cet étonnant roman de Olga Ravn. « Il y a les humains, et il y a les ressemblants. Ceux qui ont été enfantés et ceux qui ont été créés. Ceux qui vont mourir et ceux qui ne mourront pas. Ceux qui vont disparaître et ceux qui ne disparaîtront pas. » C’est une vaisseau situé dans l’espace, à des millions de kilomètres de la Terre, sur lequel vivent des humains et des ressemblants, « tous les enfants du Docteur Lund », mystérieux gouvernant ou peut-être simple exécutant. L’harmonie n’est qu’apparente et s’exerce sous les auspices d’un pouvoir totalitaire. Six mille autres vaisseaux du même type existent. « Les dépositions suivantes ont été recueillies pour donner un aperçu des relations entre les employés et les objets dans les salles », prévient un texte en prologue, avec le but final de savoir « quelles en ont été les conséquences sur la production ». Quelle production ? On ne le sait pas, il y a beaucoup de choses que le lecteur ne peut que deviner ou imaginer. Pourquoi, par exemple, conviendrait-il que « la seule solution efficace serait de supprimer la partie humaine de l’équipage » ? Pour réduire les problèmes ? Mais alors, quelle finalité pour ce projet ? L’extermination de tous les êtres humains ? Pourquoi ces dépositions, dans ce cas ? Olga Ravn (née en 1986) a publié de la poésie avant ce roman, son deuxième. Elle a aussi été critique pour le magazine Politiken. Donné comme un ouvrage de science-fiction, une dystopie originale autant qu’effrayante qui peut évoquer le film 2001, Odyssée de l’espace de Kubrick, Les Employés est un texte déroutant dont la brièveté autorise de le reprendre après la première lecture. « Pensez-vous que l’on se souviendra de nous ? Qui se souviendra de ceux qui ne sont jamais nés, mais qui vivent quand même ? » Étrange et séduisant, beaucoup plus optimiste qu’il peut le sembler de prime abord, Les Employés fera date.

* Olga Ravn, Les Employés (De ansatte, 2018), trad. Christine Bermioz & Laila Flink Thullesen), La Peuplade, 2020

 

 

Les Guerres de Lisa

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Lisa, la narratrice de ce roman signé Anne-Cathrine Riebnitzsky, est une militaire danoise qui effectue une mission en Afghanistan. Son frère aîné est médecin, dans ce même pays. Un jour, elle apprend que sa jeune sœur a été hospitalisée à la suite d’une tentative de suicide. Elle rentre au Danemark et entreprend, durant le voyage en avion, de se remémorer son enfance et son histoire familiale. Née en 1974, Anne-Cathrine Riebnitzsky a elle-même été militaire en Afghanistan puis conseillère auprès du ministère danois des Affaires étrangères. Les Guerres de Lisa est un roman à la fois tendre et violent. Au centre, une famille danoise dans les années 1990. Le père est violent, la mère instable. « Mon père. Un homme que je ne comprenais pas. Un homme qui ne s’est jamais donné la peine d’apprendre à nous connaître. Qui faisait du mal à ma mère. Qui battait ses enfants et qui rampait pour la reconnaissance d’autrui. » Une mère qui ne vaut guère mieux, qui vient aider son époux lorsqu’il est violent contre ses enfants. Aujourd’hui Lisa affirme ne pas vouloir d’enfant. L’expérience familiale l’a échaudée. Les Guerres de Lisa fait écho aux deux romans de Erling Jepsen, L’Art de pleurer en chœur et Sincères condoléances. On peut penser aussi, bien sûr, au film Festen. Le ton est néanmoins personnel, Anne-Cathrine Riebnitzsky se montre assez pesée, ce n’est pas contre la famille, en tant qu’institution, qu’elle s’élève et encore moins contre la fratrie, qui jusqu’au bout reste unie et solidaire. Le comportement de ses parents ne provoque chez elle pas de véritable colère ni de rejet. De retour au Danemark, elle ne manque ainsi pas de dire bonjour à sa mère, laquelle est fidèle à elle-même. Son secours, Lisa l’a trouvé au sein de l’armée, sans se leurrer trop : « L’armée me sauve (…). Un travail qui, au fond, consiste à étendre le monopole du pouvoir et, en dernier recours, à tuer, voilà ce qui me sauve. J’y trouve une famille. Des gens sur qui je peux compter. Un cadre et des règles. Des louanges quand je fais bien mon travail. » Lisa, ou l’auteur, annonce un choix. Son choix. Qui est respectable mais n’est pas incontestable. Un voyou de banlieue rejoignant la mafia pour ne plus avoir à subir les petites frappes de son quartier : voici à quoi ce choix peut faire songer.

 

* Anne-Cathrine Riebnitzsky, Les Guerres de Lisa (Forbandede Yngel, 2013), trad. Andreas Saint Bonnet, Gaïa, 2016

La Saison des ouragans

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Ce roman de Anne-Cathrine Riebnitzsky, La Saison des ouragans, se veut polyphonique et met en scène divers personnages qui ont tous en commun de se trouver à un moment de rupture de leur vie. Monica, pasteure, effectue un voyage en Amérique centrale, tandis que Johan, son compagnon, se rend au Chili, observer les poussières d’étoiles. Beate, avocate, chasse le chevreuil au Danemark, tout en songeant à la défense qu’elle livrera pour défendre un trafiquant de drogue. Nory, elle, rêve de quitter le Guatemala pour les États-Unis et dans ce but, toutes les méthodes sont bonnes. Henning, lui, veut venger le viol de sa fille. Les personnages évoluent chacun de son côté, avant de se rejoindre tous. Finalement, pour les uns comme pour les autres rien ne se passe comme prévu dans cet ouragan qu’est la vie mais tout se termine bien, un peu trop peut-être.

 

* Anne-Cathrine Riebnitzsky, La Saison des ouragans(Orkansæsonen og stilheden, 2016), trad. Andreas Saint-Bonnet, Gaïa, 2017

Résine

Resine

Difficile de ne pas adorer ce livre, tant il sonne juste : Résine est un roman signé Ane Riel (née en 1971), auteure d’ouvrages pour la jeunesse. Elle relate ici la vie d’une famille en marge, à proximité d’une petite ville de la côte ouest du Sealand. S’il paraît en français dans une collection « noire », il ne s’agit pas d’un roman policier, les uniformes n’apparaissent pas et il n’y a pas d’enquête. À l’extrémité d’une presqu’île, Jens Haarder, « pas du tout comme les autres », vit dans une ferme de ses activités de menuisier et de vendeur de sapins de Noël. Il montre à sa fille Liv comment extraire la sève des arbres, d’où le titre du roman, pour... embaumer les morts. Peu à peu il se retire de la société, entraînant avec lui Maria, sa compagne qui ne sort plus de sa chambre, de son lit, et devient obèse, et Liv. La jeune fille se met à chaparder tout ce qu’elle peut dans les maisons les plus proches. Se transformant en capharnaüm, le lieu les voit sombrer dans une folie douce, qu’un restaurateur voisin vient perturber. « Je ne sais pas du tout si je dois considérer notre vie comme un conte de fées ou comme un roman d’horreur », se demande Maria dans une lettre à sa fille. « C’est peut-être les deux. » C’est d’abord dans une folie sans conséquence que la famille tombe, ne rangeant rien et accumulant les objets trouvés ou dérobés au dehors, au point de ne plus pouvoir circuler entre les pièces. Syndrome de syllogomanie, dit aussi syndrome de Diogène ? « Ce qui s’en allait ne reviendrait jamais. C’est pourquoi il (Jens Haarder) ne se séparait jamais de rien. » Le père règne gentiment sur les siens, avec sa longue barbe il fait figure de patriarche. « Le monde de Jens Haarder n’était pas gouverné par les règles auxquelles obéissaient la plupart des gens. Il ignorait ce qu’étaient le classement et l’organisation. Il ne connaissait que les sentiments et les souvenirs. » Mais Jens Haarder devient de plus en plus paranoïaque. Pour ne plus qu’elle aille à l’école, Liv est donnée pour morte. La famille rompt ses liens avec les structures sociales, se replie totalement sur elle-même. En vase clos. Les animaux ne sont plus nourris. Tout s’en va à vau-l’eau et la tragédie se laisse deviner (pour l’atmosphère, on peut penser à L’Été en pente douce, de Pierre Pelot). Couper avec le monde environnant ? Jusqu’où ? Un roman remarquable sur ce qui se passe près de nous, que nous ne voyons pas.

* Ane Riel, Résine (Harpiks, 2015), trad. Terje Sinding, Seuil (Cadre noir), 2021

 

Les Fantômes ne pleurent pas

Les fantomes ne pleurent pas

Le premier roman de Ane Riel publié en français, Résine, avait été une excellente découverte. Celui qui paraît aujourd’hui, Les Fantômes ne pleurent pas, confirme le talent de l’écrivaine et son attrait pour les individu quelque peu marginaux. Alma est une vieille dame, veuve d’un horloger (« ...quelque chose s’était brisé en lui quand les montres à quartz étaient apparues »), qui égrène paisiblement les jours dans sa petite maison de la région du Sealand. Elle ne voit plus personne et personne ne s’enquiert d’elle. « Les jeunes remplaçaient les vieux, qui n’étaient plus que des ombres et finissaient par s’estomper. » Ainsi va la vie. Jusqu’à ce qu’un tout jeune enfant et son chien en laisse ne fassent irruption dans son quotidien. « Elle se sentait l’esprit plus clair en l’observant. » Elle perd la mémoire, l’appelle Otto, comme son défunt mari, se trompe sur le nom de l’animal, Arnold ou Lulu ? « Alma ne se rappelait ni son âge ni sa date d’anniversaire. Elle n’y attachait pas d’importance. Sa vie était devenue une mare stagnante : un amas de souvenirs, de refoulements et d’oublis. » Le garçonnet ne fuit pas, au contraire il revient, il lui apprend qu’il est bègue. Une sourde et un bègue sauront-ils s’entendre ? Et Alma, qui a tout de même assassiné son mari après lui avoir fait une vraie farce de pendard, mais il l’avait bien cherché, est-elle une vieille dame aussi inoffensive qu’elle donne à le penser ? « Elle avait joué avec lui, comme un chat joue avec une souris avant de la tuer. Il n’avait pas pu le supporter. (…) Ils étaient devenus fous tous les deux. » Voici un roman tout en finesse, avec une intrigue pas plus épaisse qu’un fil d’araignée et qui pourtant captive d’un bout à l’autre. Dans l’attente, vive, des prochains livres de Ane Riel...

* Ane Riel, Les Fantômes ne pleurent pas (Urværk, 2021), trad. du danois Terje Sinding, Seuil, 2023

Dans l’île

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Après être parti on ne sait trop pourquoi du Danemark, où il avait fondé une famille, Erhard Jorgensen exerce la profession de chauffeur de taxi sur l’île de Fuerteventura, dans l’archipel des Canaries. Lorsque débute ce roman, le voici en quête d’une nouvelle compagne car depuis des années il vit seul, quasiment en « ermite », d’où son surnom (et le titre original du livre, Eremitten). « Encore que nouvelle ne soit peut-être pas le terme le plus approprié. Peu importe après tout qu’elle soit nouvelle, jolie, gentille ou amusante, du moment qu’elle est chaleureuse. De celles qui savent s’occuper d’un foyer tout en fredonnant une chanson… » Mais la solitude ne lui pèse pas que plus que cela. La nuit du nouvel an, en rentrant chez lui, il découvre au milieu de la route un véhicule accidenté. Le conducteur a pu s’en extraire, mais a ensuite été dévoré par des chiens errants. Erhard réussit à dérober l’un des doigts de l’homme orné d’une bague, qu’il conserve. Pourquoi ? Ou pourquoi pas ? Et le roman s’étire, s’étire. Cinq cents pages. Thomas Rydahl (né en 1974) signe là un premier ouvrage ambitieux et qui possède incontestablement un univers singulier. « Vieux, grognon et amusant », Erhard ne se résout pas à ce que la mort d’un nourrisson, retrouvé dans un véhicule abandonné sur une plage, soit quasiment passée sous silence par les autorités. Doté d’une empathie qui le pousse à mener enquête à la place de la police locale, il est attachant en dépit de ses travers. « Tu es un homme étrange. Je ne sais pas si tu es le plus bête de la terre ou le plus gentil ou le plus idiot ou le plus intelligent ou tout simplement le plus en dehors de tout. Tu es un point lumineux et un trouble-fête. Tu es une chose et son contraire. Tu es chauffeur de taxi et tu es directeur. (…) Tu es facile à apprécier mais impossible à aimer », lui dit une femme sans le repousser vraiment. Erhard lit, il aimerait faire partager cet intérêt, il a même obtenu la pose d’une étagère pour l’échange de livres sur son lieu de travail, « mais il était seul à l’utiliser et finalement, il avait retiré les livres et les avait rapportés chez lui ». Dans l’île est donné ici ou là comme un roman policier ; c’est assurément un livre qui va bien au-delà. Mais où ? Cette question nous taraude lorsque nous tournons les dernières pages. Nous ne voyons guère ce qu’il faut retenir de ce road movie quasiment en huis-clos. Thomas Rydahl signe là un roman plein de perspectives mais nous semble échouer à les déployer. Dommage et c’est donc avec impatience que nous attendons de lire son prochain roman.

 

* Thomas Rydahl, Dans l’île (Eremitten, 2014), trad. Catherine Renaud, Belfond, 2016

L’Enfant céleste

Par le regard de son fils Célian, une dizaine d’années et, « dans sa rêverie infinie », peu à sa place en classe et invité à redoubler, Mary, la narratrice de ce roman, L’Enfant céleste, nous présente la figure de l’astronome danois Tycho Brahe (1546-1601). La quatrième de couverture nous apprend que Maud Simonnot (née en 1979) a passé plusieurs années en Norvège (attachée à la littérature à l’ambassade de France, à Oslo), ce qui l’aurait incité à rédiger ce livre. Constitué de courts chapitres, le volume prend en grande partie pour cadre la petite île de Ven (ou Hveen), au large de Helsingborg, dans la Baltique, où l’astronome a séjourné vingt ans, protégé par le roi Frédéric II du Danemark (la Scanie était alors province danoise). « ...Nous allons partir sous un ciel où nous respirerons mieux. » Court roman, L’Enfant céleste est aussi une lettre d’amour, celle d’une mère à son jeune fils, et une lettre d’adieu, celle de Mary à Pierre – « qui se tenait au bord de l’amour comme un échassier au bord de l’eau ». D’une écriture légère, évocatrice, Maud Simonnot emmène littéralement le lecteur à la découverte des étoiles – avec le guide le plus prestigieux qui soit. Que sont, en effet, quatre siècles de distance, comparés aux années-lumière qui nous séparent de la plus proche des galaxies ? « Ce voyage laissera bien plus que des grains de sable et des fleurs séchées entre les pages de mes carnets. J’ai parcouru le cycle entier du chagrin, la souffrance s’est dissoute dans la pureté des paysages de Ven. »

(Sur Tycho Brahe, mentionnons aussi l’intéressant roman de Paul de Brancion, Le Château des étoiles, 2005)

 

* Maud Simonnot, L’Enfant céleste, L’Observatoire, 2020

 

 

 

Le Rêve d’un Groenlandais

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Colonie, puis province danoise jusqu’en 2009, le Groenland ne gagnera pas forcément en qualité de vie si le pays ne résiste pas aux multinationales et autres groupes financiers qui entendent profiter de ses richesses, alors que le réchauffement climatique va libérer le fameux passage du nord-ouest, faisant de l’île une escale incontournable et un territoire où divers gisements pourront être exploités. Mais les questions, d’autres questions, se posent pour les Groenlandais depuis longtemps. Pasteur, Mathias Storch (1883-1957) en soulevait déjà dans les ouvrages qu’il fit paraître, notamment celui que les Presses de l’Université du Québec rééditent aujourd’hui, Le Rêve d’un Groenlandais. Première œuvre littéraire publiée en groenlandais, traduit initialement en danois par l’explorateur Knud Rasmussen, ce roman (une succession de scènes de la vie au Groenland à travers le parcours, autobiographie déguisée, d’un jeune homme, Paavia, qui se destine à devenir catéchiste – ou enseignant) milite pour une meilleure éducation des Groenlandais par la fréquentation de l’école. L’égalité entre les Inuits, les Groenlandais et les Danois passait, plaidait Storch, par un accès semblable de tous au savoir. « …Le malheur ici tient à notre ignorance ; tant que nous n’apprendrons pas davantage, nous ne serons pas capables d’évoluer. » À peu près à la même époque, en Europe et en particulier dans les Pays nordiques, des écrivains dits prolétariens tinrent un discours semblable : le savoir est un outil d’émancipation à privilégier. S’il convient, bien sûr, de la placer dans son contexte, un pays colonisé, et sans doute de la débarrasser quelque peu de sa religiosité, l’œuvre de Mathias Storch demeure actuelle, au-delà du cas du Groenland, et montre combien le bien-être d’une société est lié à son niveau d’éducation et de culture. Car « …tant de choses ici ont besoin d’être améliorées ; et celui qui travaillera à une solution sera récompensé. » Et Storch de préconiser, à l’instar, plus tard, d’un Camus en Algérie, une coopération pacifique et égalitaire des autochtones et des colonisateurs, en l’occurrence des Groenlandais et des Danois.

 

* Mathias Storch, Le Rêve d’un Groenlandais (Signagtugak, 1914), trad. du danois Inès Jorgensen (introduction et notes Karen Langgård ; validation linguistique à partir du texte original groenlandais Jean-Michel Huctin), Presses de l’Université du Québec (Jardin de givre), 2016