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La Laveuse de mort

« Si nous voulons vivre comme des êtres humains, nous devons raconter notre histoire. (…) Qui sont ces gens qui ont le droit d’opprimer, d’écraser et de tuer ? Qui leur a octroyé ce droit ? Dieu, Allah, affirmeront-ils. » Quelle force dans ce roman ! La Laveuse de mort de Sara Omar (née au Kurdistan en 1986 et réfugiée au Danemark à la fin des années 1990) se déroule sur deux époques. En 2016, quand Frmesk, la figure centrale, est hospitalisée à Copenhague « en plein milieu d’un long traitement médical » ; et trente ans plus tôt, en 1986, au moment de sa naissance au Kurdistan. Une fille, que son père rejette à cause de sa mèche blanche et de ses yeux « sans fond », qui, pour demeurer vivante, n’a qu’une solution : devenir une ombre. Car elle n’est qu’« une progéniture de femme indigne. » Dans sa chambre d’hôpital, Frmesk discute avec Darya, une stagiaire infirmière, kurde comme elle et harcelée par son père. « ...C’est comme si la Turquie avait fait deux pas en arrière depuis que l’islam a gagné en influence. (…) C’est devenu difficile d’être un opposant politique, un homosexuel ou une femme dans ce pays », observe Frmesk. Et de rappeler quelques versets du Coran soulignant que « les hommes ont autorité sur les femmes » et que « les « épouses sont un champ de labour » qu’il est permis de violer et d’engrosser. « Pour l’islam, même le meurtre, le viol et la mutilation constituaient des actes justes, du moment qu’ils étaient commis au nom d’Allah. » D’après ses prosélytes, l’islam est la religion de la paix et n’appelle pas à tuer des êtres humains, sauf que... les femmes sont toutes « impures » et les mécréants ne sont pas des êtres humains ! Un roman bouleversant, qui appelle à réfléchir – notamment, s’il en était besoin, après les divers attentats commis par des malades mentaux, au nom d’une religion délirante, qu’a connus la France, et l’assassinat de Samuel Paty. À partir de la naissance de Frmesk, Sara Omar nous présente un à un ses personnages, tous ou quasiment tous soucieux de respecter le Coran à la lettre. Le Kurdistan, qui nous apparaît quelquefois comme une terre plus tolérante que ses voisines, est pourtant affecté par un islamisme radical, qui conduit aux comportements les plus aberrants, les plus violents, dont les musulmans simples croyants sont les premières victimes. Pour être protégées de la bestialité des hommes, la plupart « pleins de haine », les femmes sont obligées de se dissimuler – se voiler : « plus une fille est couverte, plus elle a de chances de survivre ». La lecture de ce roman est éprouvante – il serait dommage de ne pas dépasser les premières pages, peut-être un peu suffocantes : il s’agit d’une œuvre qui fera date, à ranger aux côtés de celles de Salman Rushdie et de Taslima Nasreen. Une œuvre pour la liberté, l’intelligence et la tolérance, avec quelques belles personnalités, comme Gawhar, la « laveuse de mort », ou son époux, Darwésh, courageux libre-penseur qui se permet de comparer « le Coran et de vieilles chaussettes », grand-père biologique et père adoptif de Frmesk : « Un jour Darwésh avait déclaré que les livres incarnaient la liberté, mais que le Coran était la plus grande prison qu’on ait jamais créée, et que tous ceux qui se croyaient libres dans la cage du Coran n’étaient que des imbéciles aveugles. » La Laveuse de mort est présenté comme le premier volume d’un cycle centré sur le personnage de Frmesk. Puisse Sara Omar être lue et entendue.

 

* Sara Omar, La Laveuse de mort (Dødevaskeren, 2017), trad. Macha Dathi, Actes sud (Lettres scandinaves), 2020

 

L’Instant d’avant

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« ...Je serais tenté de dire (…) que je ne croyais à rien et ne craignais rien parce que je n’existais pas. » Tout est-il fictif dans ce roman de Bernard Pignero (né en 1947), L’Instant d’avant, à commencer par le cadre, un Danemark onirique – les « îles du Roi Christian », quelque part au large de Hirtshals ? « Quant à l’île dans laquelle se situe l’essentiel du récit que j’entreprends, elle est si bien perdue dans les brouillards froids de la mer du Nord, que nombre de mes contemporains, même scandinaves, en ignorent jusqu’à l’existence. » Bill Eriksson, le narrateur, est cinéaste, au centre d’une biographie récemment publiée, et entend relater une histoire qui lui est arrivée sans se « départir de la plus terne objectivité ». Le rythme est d’abord lent. L’intrigue, un premier amour, ne se révèle que peu à peu au gré des souvenirs qui reviennent. Le lieu, avec son cortège de ferrys, leurs interminables aller-retour, finit par subjuguer le lecteur en dépit de sa banalité. Qu’est-ce qui est pure fiction, qu’est-ce qui relève d’une certaine autobiographie comme l’auteur, sans jamais l’affirmer ouvertement, aime à le donner à penser ? « Le récit autobiographique n’échappe jamais longtemps à la dictée de l’inconscient. » Sans vouloir divulguer la fin, disons que cette histoire d’amour se termine avant de commencer, et peut-être n’est-ce pas plus mal, tant elle ne pouvait que s’écraser dans les limbes de la réalité quotidienne : « Elle était la paix, la bonté, la sincérité, la loyauté, l’intelligence, la pureté, l’espérance et la sagesse, la noblesse et la modestie, la joie et la gravité... Elle était ce que l’on attend en vain, elle était l’impossible. » Rien moins. Un texte très agréable à lire.

* Bernard Pignero, L’Instant d’avant, Encretoile, 2021

Les Monologues d’un hippocampe

Les monologues d un hippocampe

« Ma mère m’appelle ma petite chérie et me trouve trop négative. » La narratrice de ce roman de Stine Pilgaard, Les Monologues d’un hippocampe, estime pourtant avoir bien des raisons de broyer du noir et de se plaindre. Sa petite amie ne vient-elle pas de la quitter ? Tout lui semble voué à l’échec. Après sa mère, elle va chercher refuge chez son père, un pasteur. Et que je me penche sur mon nombril, et que je pleurniche, et que je lance à tout-va mes observations sans pertinence sur le monde... ! Mais remets-toi ma grande, a-t-on envie de lui souffler aux oreilles, tu en verras d’autres dans ta vie ! « D’une certaine manière, c’est touchant de voir qu’ils parlent tout le temps comme si quelque chose allait revenir, je dis à un chat qui s’est arrêté et me regarde pendant que je gare mon vélo devant le presbytère. Comme si une passion allait réapparaître avec le temps, je lui dis en le caressant. Je trouve qu’il a l’air intéressé. » Heureusement, le livre n’est pas trop long, cent cinquante pages. On n’en supporterait pas plus. Le précédent roman de l’auteure, Le Pays des phrases courtes, nous avait semblé bien vain. Celui-ci parvient à renouveler l’exploit, en pire.

* Stine Pilgaard, Les Monologues d’un hippocampe (Min mor siger, 2012), trad. du danois Catherine Renaud, Le Bruit du monde, 2023

Le Pays des phrases courtes

Le pays des phrases courtes

« Quand je parle avec les gens, je ressemble à quelqu’un qui part au front. Je suis trop excitée, seule dans ma soupe de bruits, me présentant à eux comme un rôti de porc en tranches sur un plat, comme une glace fondue piquée d’ombrelles ridicules. » Le ton est donné. La narratrice de ce roman de Stine Pilgaard (née en 1984 à Århus), Le Pays des phrases courtes, vient de s’installer dans une nouvelle commune, Velling (« à Velling on en veut »), à l’ouest du Jutland, en compagnie de son « chéri », enseignant dans une højskole, et de leur très jeune fils. Elle travaille « dans l’industrie des oracles », autrement dit elle tient une rubrique, « la boîte aux lettres », pour répondre aux courriers des lecteurs d’un périodique local – ce, de manière décalée. Entrecoupé de chants revus et visités des højskoler, Le Pays des phrases courtes relate sa vie quotidienne. Enfant dont s’occuper, leçons de conduite (« à cœur vaillant, rien d’impossible ») qui n’en finissent pas de se renouveler, courses au supermarché... Cette accumulation de banalités n’est pas transcendante, mais pas non plus inintéressante. Simplement aurions-nous pu attendre un parti pris plus délibéré peut-être, celui de la jeune mère ou de la « socialiste », puisque ainsi se définit la narratrice (prenant le prétexte d’avoir vue sur la mosquée depuis chez elle pour renoncer à une petite fête arrosée entre amis... !), ou... Qu’importe. Mais ici, tout reste en surface. Les remarques énoncées par la narratrice ne dépassent pas le cadre des répliques que des inconnus s’échangent pour rompre le silence. C’est souvent à peine drôle et ça devient lassant. Un petit peu décevant. Saluons tout de même ici la naissance de ce nouvel éditeur, Le Bruit du monde, dont l’ambition retiendra l’attention des amoureux de la littérature : « Le Bruit du monde a pour vocation de révéler une littérature capable d’enrichir nos imaginaires et d’élargir nos horizons. »

* Stine Pilgaard, Le Pays des phrases courtes (Meter i sekundet), trad. Catherine Renaud, Le Bruit du monde, 2022

 

Le Phare de l’Atlantide

Hiver 1900. Trois gardiens de phare sont portés disparus sur une petite île de l’Atlantique, au large des Hébrides. Ainsi commence Le Phare de l’Atlantide, de l’écrivain danois Vagn Predbjørn Jensen (né en 1936). Des documents sont découverts sur place, notamment le journal de bord des gardiens. Le premier habitant de l’île avait été un prêtre banni. Les gardiens du phare, construit ensuite, ont chacun eu des parcours semés d’épreuves. « Si seulement l’un des deux pouvait partir, ou même les deux... », se dit le troisième. Se pourrait-il qu’ils se soient entre-tués ? Et si chacun d’entre nous était son premier ennemi ? Un beau roman, à la réflexion pertinente, qui allie intelligemment la géographie de l’île et la psychologie des personnages, et ce, avec un suspens qui monte de page en page.

 

* Vagn Predbjørn Jensen, Le Phare de l’Atlantide (Tårnet i Atlantis, 1983), trad. Bénédicte Bruun, Métailié, 2003

La Beauté du peuple

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« L’enfer, c’est d’être une femme », se dit Marie, personnage central du roman de Merete Pryds Helle, La Beauté du peuple. Sa vie n’est pourtant pas pire que celle des femmes qui apparaissent dans cette fresque en partie autobiographique, avec pour cadre l’île de Langeland, puis Copenhague, des années 1930 aux années 1970. Un roman nostalgique. Autour de Marie, nombre de personnages secondaires qui exercent les fonctions de journaliers ou de marins pêcheurs. L’époque est restituée à petits traits. L’occupation allemande affecte les Danois, la vie est chère et la nourriture manque. Comme l’exigent les soldats, il faut abattre le chien qui se nomme... Adolf ! Les enfants – dont Marie – suivent les événements de loin, ils comprennent à leur façon. Social-démocrate, le père de Marie, qui fixe un tableau (une reproduction des Glaneuses de Jean-François Millet ?) au mur de la salle à manger, lit le quotidien Socialdemokraten et espère que Staline triomphera, au grand dam de son épouse, pour qui les Rouges n’apporteront rien de bon. Régulièrement enceinte, celle-ci finit par devenir obèse. « Rien ne peut entraver la marche du peuple et du progrès », argue-t-il, homme de son temps, à l’instar de beaucoup d’ouvriers autour de lui. Il apprend à Marie à traire une vache en lui plaçant son sexe dans la main. Quand Kaj, son grand frère, la viole, Marie ne dit rien – ce n’est pas si grave, elle ne veut pas causer de scandale dans la famille. Et les coups qu’elle reçoit plus tard de son mari, Otto, électricien de son état, ne sont pas si fréquents qu’elle doive les lui reprocher. Il croit bien faire, c’est ainsi qu’un homme gère sa famille. « Il avait bien le droit de réagir comme les hommes le faisaient toujours », il n’était pas plus méchant qu’un autre. « Espèce de pute », lance-t-il à Marie lors de leurs ébats. Elle s’en étonne mais de nouveau n’y trouve rien à redire. Les hommes sont comme ils sont, elle « avait tellement de chance de l’avoir comme mari ». Elle se dit qu’« elle avait tout : une belle maison, un mari adorable, deux filles », une voiture... Marie travaille dans une usine de matériel téléphonique. « Elle participait ainsi au progrès, ce progrès lié aux machines et à la production dont son père ne cessait de faire l’éloge. Il lui avait même écrit qu’elle faisait désormais partie de la beauté du peuple. » La petite Merete, leur fille, acceptera-t-elle à son tour semblables sacrifices ? Deux romans de Merete Pryds Helle (née en 1965) avaient déjà été traduits en français : Oh, Roméo et L’Étreinte du scorpion. Au Danemark, on trouve d’elle plusieurs autres titres, notamment des romans policiers et des ouvrages pour la jeunesse. La Beauté du peuple est un roman vaste et bien conçu, avec un luxe de détails. Merete Pryds Helle dépeint une classe sociale et une époque sans omettre ce qui peut être dérangeant. Un ouvrage appelé à s’inscrire dans la littérature danoise, auprès de Pelle le conquérant de Martin Andersen Nexø, de Printemps précoce de Tove Ditlevsen ou de À la recherche de la Reine blanche de Jonas T. Bengtsson. La Beauté du peuple ? Futur classique des lettres danoises.

* Merete Pryds Helle, La Beauté du peuple (Folkets skønhed, 2016), trad. Alain Gnaedig, Gallimard (Du monde entier), 2021