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L’Été infini

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Il y a, dans L’Été infini, un garçon qui « est peut-être une fille mais ne le sait pas encore », à l’instar de l’auteure, aujourd’hui Madame Nielsen (née en 1963, elle joue par ailleurs dans un groupe et fait des performances) mais connu jusqu’en 2001 comme Klaus Beck-Nielsen (qui a signé une pièce de théâtre, Ci-vi-li-sa-tion, publiée aux Presses universitaires de Caen). Il y a un autre garçon et une fillette, un peu noiraude, pas vraiment la fille de celui qui est censément son père, il y a un beau-père pas marrant du tout, et enfin il y a une mère qui passe ses journées montée sur son étalon, « ses longs cheveux qu’elle teint couleur ivoire serrés en arrière dans une queue-de-cheval retenue par un ruban glauque, (…) un regard secoué par la passion, par le fait qu’elle puisse être à ce point foudroyante, à ce point consumante, qu’elle devienne carnivore, cannibale. ». Il y a les années qui filent, avec une halte sur un « été infini » au cours duquel tout se joue. Nous sommes dans le Danemark des années 1980, très imprégné des idéaux de 68 : Christiana, l’amour libre, la volonté assez largement partagée de changer l’ordre des choses… Avec les deux pieds qui sautent dans le monde présent et surtout, celui à venir, bardé de questions : qui je suis, moi ? ma place, elle est où ? Madame Nielsen livre ici un récit fort, écrit avec de très longues phrases. Pas le temps de reprendre son souffle, semble-t-elle arguer, tout est si important, oui, tout file vraiment si vite à cet âge où la vie creuse véritablement son lit. « Tu es né de la terre, tu retourneras à la terre, tu te relèveras en mots de la terre. » Une terre qui sent l’été, l’été danois, peut-être infini, puissant, poétique.

 

* Madame Nielsen, L’Été infini(Den endeløse sommer, 2014), trad. Jean-Baptiste Coursaud, Noir sur blanc (Notabilia), 2017

Lamento

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« Les instants fatals existent-ils ? Le moment où quelque chose s’est produit et où rien ne peut redevenir comme avant. Où le geste dont vous êtes tombé amoureux devient d’un seul coup le geste que vous ne supportez plus, vous n’en aviez jamais assez, et maintenant vous devez tourner la tête. » Comment se forme un couple, ici un homme et une femme dans le milieu de l’écriture et du théâtre, comment il s’épanouit, comment il se défait... Une rencontre un peu banale, un hasard, puis un coup de foudre, quelque chose d’intense... Jusqu’à ce que tout chavire, que tut s’étiole, jusqu’à la chute, malgré la naissance d’un enfant. C’est ce que conte Madame Nielsen (hier Claus Beck-Nielsen, né en 1963) dans ce roman, Lamento, sous-titré « Un roman d’amour ». La vie d’un couple, il pourrait n’y avoir rien de plus ennuyeux à suivre et pourtant, l’auteure réussit à ancrer ce récit dans la vie réelle, à en faire une histoire, avec ses hauts et ses bas, ses anecdotes qui peuvent en dire long. L’écriture est dense, elle emmène le lecteur dans les soubresauts du quotidien sans trop de pauses et, finalement, ce livre est très agréable à lire.

* Madame Nielsen, Lamento (Lamento, 2020), trad. du danois Jean-Baptiste Coursaud, Noir sur blanc (Notabilia), 2023

Jeux de vilains

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C’est une histoire d’enfants que conte Iben Mondrup dans Jeux de vilains. Pas une histoire pour les enfants. Une histoire d’enfants à destination des adultes. Une famille danoise s’installe sur la côte ouest du Groenland. Il y a les deux parents et leurs trois enfants, Bjørk, Knut et Hilde. La vie à Godhavn, sur l’île de Disko est complètement différente de celle qu’ils menaient au Danemark. « Mille âmes, des gens vieux et ridés. Et des enfants qui entrent et sortent des maisons, au milieu des chiens qui parfois, quand l’accident doit arriver, se jettent en avant en tirant sur leurs chaînes et en dévorent un. Des hommes en salopettes, en bottes de cuir gras et en gros pulls en laine tricotée et des femmes en gants de caoutchouc, sur le port, sur la route, dans la montagne, avec leurs cheveux de toutes les nuances de noir. » Chacun tente de s’intégrer à la communauté dont la vie, en classe, est rythmée par les arrivées et les départs des élèves, toujours vers le Danemark : « …Tout le monde part à un moment ou à un autre ». Les Danois restent entre eux, « ils se rassemblent et se déplacent en grappes », « ils n’appartiennent pas au corps du village, pas vraiment ». Hilde a quatorze ans, quinze ans, ses seins poussent, elle clame qu’elle n’est plus une enfant mais une adolescente ; Knut, douze ans, préfère la lecture à la chasse avec son père et semble prendre le temps comme il vient ; quant à Bjørk, « petite tête à claques » d’à peine une dizaine d’années, elle aime se frôler nue au corps des garçons de son âge et adore qu’on lui chatouille la plante des pieds. Tous trois grandissent dans l’insouciance, entre complicité, chamailleries et drames. Petits drames, faux drames, la plupart du temps, jusqu’à ce que... Aujourd’hui artiste spécialisée dans la performance, auteure de plusieurs romans, Iben Mondrup (née en 1969) a grandi au Groenland, dont Jørn Riel ou Peter Høeg avant elle nous ont déjà conté les mœurs parfois rudes. Elle restitue l’ambiance de ce pays dans ce roman, Jeux de vilains, qui expose avec une grande sensibilité nombre des enjeux de l’enfance.

 

* Iben Mondrup, Jeux de vilains(Godhavn, 2014), trad. Caroline Berg, Denoël (& d’ailleurs), 2016

Les Collectionneurs d’images

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Îles Féroé, années 1950. Jóanes Nielsen (poète, dramaturge et romancier, né en 1953 à Tórshavn, ouvrier du bâtiment, pêcheur et longtemps militant d’extrême gauche, aujourd’hui partisan de l’indépendance des îles Féroé) trace dans ce roman, Les Collectionneurs d’images, le portrait de six garçons d’une classe de l’école Saint-François (école payante, dite « école des nonnes »), à Tórshavn, la capitale de l’archipel. Tous meurent précocement. Tous sont victimes en quelque sorte de leur milieu et surtout de leur époque. Dans ce roman, son troisième, Jóanes Nielsen suit l’un et l’autre. Les personnages sont bien présentés, leurs faits et gestes restitués avec détails, ce « petit peuple de culture dans l’Atlantique Nord » s’affirme à chaque page. Roman réaliste, roman des petites gens, Les Collectionneurs d’images sombre quelquefois dans le voyeurisme. C’est cru, c’est même glauque – ces scènes d’inceste ou celles avec des animaux. Sans vouloir jouer le Père la Pudeur, on peut se dire que certains moments auraient mérité deux lignes plutôt que deux pages de description. Le sort de Staffan, jeune homme d’allure différente, est effrayant et désolant, au point que son ami d’enfance Kári « ne support(e) pas la déchéance humaine que Staffan avait fait entrer chez lui ». Les personnages sont de ceux qu’un habitant des îles Féroé peut rencontrer ou côtoyer quotidiennement, avec éventuellement « un homo culturel et un homo de placard » parti résider à Copenhague dans le lot. « Double morale et hypocrisie sont des soupapes de sécurité vitales, surtout dans une petite ville aussi remplie de ragots que Tórshavn. » Tout se sait, sans toujours se dire. Le sida, la « maladie interdite », frappe l’archipel, tout comme il frappe les Danois de Copenhague et leurs visiteurs : « Lorsque enfin la paix revint dans ses intestins, Olaf avait perdu un tiers de son poids... ». En dépit de leur situation géographique, les îles Féroé ne sont pas à l’extérieur du monde et de son tumulte. Le lecteur est vite emporté, vite secoué, et se moque un peu que l’écrivain national William Heinesen, soit ici malmené. « Outre la mort, le thème principal du roman est le rapport des protagonistes à leur masculinité. Les garçons, en devenant adultes, représentent différents types d’hommes et de vies d’hommes, des années 1950 et 1960 à la fin du siècle dernier », écrit Malan Marnersdóttir (auteure d’une Histoire de la littérature féroïenne) dans sa postface éclairante. Les Collectionneurs d’images est un roman foisonnant, aujourd’hui réédité en poche, et, disons-le, malgré quelques réserves peu graves, d’une lecture inspirante.

* Jóanes Nielsen, Les Collectionneurs d’images (Glansbílætasamlararnir, 2005), trad. du danois Inès jorgensen, postface et validation linguistique à partir du texte original féroïen par Malan Marnersdóttir, Le Livre de poche, 2023

De l’argent à flamber

De l argent a flamber

Maggie est une jeune fille qui s’enfuit de chez elle après une dispute avec sa mère. Elle erre en Fionie, se fait violer, tapine. « Deux ou trois ans plus tard, elle avait eu des relations sexuelles avec tellement d’hommes qu’elle en croisait souvent dans la rue sans savoir s’ils se souvenaient d’elle. » Disposer de suffisamment d’argent pour les deux ou trois jours à venir la satisfait. Elle ne se pose pas de questions, préférant contempler sa collection de chaussures : « La première chose qu’elle a faite une fois dans sa chambre d’hôtel a consisté à les aligner toutes. » Elle rencontre Kurt et a l’impression de tomber profondément amoureuse. Mais lui a déjà une compagne et son comportement n’est pas des plus sympathiques, il la frappe et cherche à l’humilier. Tous deux finissent pourtant par s’acoquiner et avoir un enfant, Sofie. Kurt, lui, tente de fuir la misère. Il place de l’argent dans une entreprise qui ambitionne de « briser le monopole d’État des ferries pour franchir le détroit d’Øresund, rien de moins que ça... » Il va se trouver lié à la plus grande catastrophe maritime que les pays nordiques ont connue. Le 7 avril 1990, le Scandinavian Star, un ferry faisant la navette entre Oslo en Norvège et Fredrikshaven au Danemark, est gravement endommagé par un incendie. 159 morts sont à déplorer. L’enquête, selon la version officielle, met en accusation un routier, déjà condamné pour incendie, mort sur le ferry. Mais selon divers observateurs, « il y eut au moins quatre départs de feu à bord du Scandinavian Star ». De fait, « les incendies (…) devaient donc nécessairement avoir été allumés par des membres du personnel ». Il s’agit à l’évidence d’une escroquerie à l’assurance, bien que le manque de preuves ait conduit la justice à abandonner les poursuites. De l’argent à flamber est donné comme le premier tome d’une série qui doit en compter sept. Asta Olivia Nordenhof (née en 1988, poète, elle enseigne l’écriture créative à l’Académie danoise) signe là un roman très ancré parmi les petites choses de la vie quotidienne, qui rebondit d’une idée à l’autre, avec ce drame comme fil conducteur. Les critiques dithyrambiques sur la jaquette de la couverture peuvent sembler excessives (« Un texte qui a le pouvoir de changer le destin de la littérature nordique », Svenska Dagbladet !), mais attendons la suite.

* Asta Olivia Nordenhof, De l’argent à flamber (Penge på lommen/Scandinavia star #1, 2020), trad. du danois Hélène Hervieu, Les Argonautes, 2023

Ceinture, rétro, clignotant

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Traductrice, notamment du célèbre auteur (fictif) de romans policiers Gösta Svensson, Sonja s’efforce d'obtenir son permis de conduire, guidée pour cela par Jytte, une monitrice irascible et raciste. Elle craint de ne pas savoir passer les vitesses et finit par s’en confier au directeur de l’auto-école, qui lui donne personnellement des cours. « Peut-être que Sonja fait partie de ces personnes incapables de conduire une voiture. Ce n’est pas seulement une question d’attestation médicale ou du déni de certains droits existentiels. C’est aussi une question d’orientation spatiale. » Traduire, par ailleurs, se révèle épuisant, surtout quand les cadavres encombrent le plancher. Sonja songe à ses promenades en Suède, où « elle n’est jamais tombée sur un cadavre. Ce qui est curieux quand on pense au nombre de personnes qui meurent de mort violente ne serait-ce qu’à Ystad. » Le ton est donné, l’humour ne sera pas absent de ce roman dont l’action se passe aujourd’hui, à Copenhague : Ceinture, rétro, clignotant, de Dorthe Nors (née en 1970, professeure de lettres à Århus et traductrice, comme son personnage de Sonja, d’écrivains suédois, notamment Johan Theorin). Sonja grossit les événements qu’elle perçoit et découvre, lorsqu’elle est victime d’un étourdissement bénin, qu’« il n’y a personne qui pourrait venir à la rescousse ». Sonja culpabilise. A-t-elle bien fait de ne plus vouloir apprendre à conduire avec Jytte ? Folke n’a-t-il pas l’intention d’en profiter avec elle ? Se permettra-t-elle d’effectuer d’autres traductions que celles des romans policiers de Göran Svensson ? Un ouvrage historique entre deux ? Oui, non... « ...Peu à peu, tout avait cessé de faire sens. » Elle s’épanche auprès de sa sœur, Kate, lorsque celle-ci daigne l’écouter. Ceinture, rétro, clignotantest un roman agréable à lire, avec quelques belles déambulations, à pied ou en voiture, dans la capitale danoise.

 

* Dorthe Nors, Ceinture, rétro, clignotant (Spejl, skulder, blink, 2016), trad. Catherine Renaud, Delcourt, 2018