K-L

Homo sapienne

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Écrit en groenlandais et traduit en danois par l’auteure, ce livre, Homo sapienne, comporte de longs passages en anglais. « Dans les grandes villes, les jeunes Groenlandais mélangent volontiers groenlandais, danois – langue officielle jusqu’en 2009, encore utilisée par l’administration et les médias – et anglais. L’utilisation de l’anglais marque aussi la distanciation avec le Danemark et l’ouverture sur le monde », explique la traductrice en préambule. Si, par la force des choses, Homo sapienneprend le Groenland pour cadre, ce livre pourrait se passer ailleurs. Mais voilà, Niviaq Korneliussen est née au Groenland en 1990 et, parlant d’elle et de ses proches essentiellement et de leurs rapports avec leurs contemporains, il est tout naturel que le paysage apparaisse au détour d’un paragraphe. Pas plus. Le Groenland, à l’en croire, est bien le dernier endroit où il fait bon vivre (cf. « Être groenlandais est défini ainsi », p. 87/88, avec cette liste d’injonctions qui rappelle la « loi de Jante » de Sandemose). Et les différents narrateurs/trices de raconter leurs beuveries et leurs amours, avec des hommes ou avec des femmes, selon les jours. Fia, elle, se découvre « lesbienne », malgré les mises en garde de son frère choqué par ce qui lui semble être contre-nature. L’intérêt de ce livre, pas vraiment un roman, pas un journal, peut-être un récit (entrecoupé de textos), est de montrer un Groenland actuel, inattendu, avec une capitale, Nuuq, des quartiers et des barres d’immeubles. Avec des habitants qui communiquent par skype, qui vont en boîte et couchent les uns avec les autres, exactement comme partout ailleurs. Au-delà... L’intérêt de ce livre est d’être le premier, au Groenland, à aborder la vie quotidienne et intime de ses personnages, cinq jeunes qui découvrent leur sexualité en même temps que l’abus de boisson. Expérience unique dans la littérature ? Peut-être pas la révélation littéraire annoncée dans la préface ou dans les critiques publiées dans divers médias. Pour en finir avec Jørn Riel et ses racontars ?


 

* Niviaq Korneliussen, Homo sapienne(Homo sapienne, 2014), trad. du danois Inès Jorgensen, validation à partir du texte original groenlandais Jean-Michel Huctin, préf. Daniel Chartier, La Peuplade, 2017

 

 

L’Homme rouge et l’homme en noir

Que de densité, dans ce roman de Kim Leine, L’Homme rouge et l’homme en noir ! Nous sommes en 1728. Parmi quelques dizaines d’autres, deux personnages principaux s’opposent : Aappaluttoq, Groenlandais considéré par les siens comme un chamane et capable de se transporter dans le temps et l’espace ; et Hans Egede, chargé par Frederik IV roi du Danemark de veiller à l’essor spirituel et marchand d’une colonie sur ce vaste territoire, le Groenland, peuplé de quelques familles de « sauvages ». « ...Il vous faudra apprendre à avoir la main ferme avec les indigènes. Aucune crainte. Aucune mollesse. Aucune pitié. Il faut les punir. Ils sont aussi froids que des cancrelats. » Egede enlève le fils de Aappaluttoq(/Abraham), l’homme rouge, et nul ne sait les relations qu’il entretient avec l’adolescent. « On ne possède éternellement que ce que l’on a perdu », se résout le chamane, quasiment seul sage de cette épopée. La vie à Godthåb, puisque ainsi se nomme dorénavant le lieu où tous sont établis, est terrible. Les « soudards » et les prostituées embarqués pour développer la colonie vivent dans des conditions effroyables : crasse, froid, faim, maladie (scorbut)... Les morts si nombreux annihilent les espoirs des vivants. Rien n’a été prévu pour loger les habitants décemment ou lancer l’agriculture. Réservoir à « sornettes épouvantables », la religion n’arrange rien, avec l’éclosion de diverses chapelles qui sont autant de cache-sexe à la folie et aux abjections. Pour soigner la santé mentale d’une pauvre femme, Engede n’entrevoit d’autre moyen que de « la réveiller plusieurs fois par nuit en se plaçant à côté de son lit et en tapant sur une casserole tout en hurlant à pleins poumons, de préférence en islandais » et de faire des masques avec la peau de têtes de moutons et de chèvres pour l’effrayer. Parée le plus souvent des oripeaux de la religion, la démence régit les rapports entre les uns et les autres, elle est constamment sous-jacente – le lecteur n’est pas épargné par certaines descriptions. Kim Leine avait déjà publié Le Prophète du fjord de l’Éternité, vaste roman qui prenait pour cadre cette région du monde, le Groenland, à une époque légèrement postérieure (une cinquantaine d’années plus tard). Il récidive aujourd’hui en traitant les faits au plus près de ce qu’ils furent, sachant qu’un écrivain n’est pas un historien, et réciproquement, en dépit du talent. L’Homme rouge et l’homme en noir est une fresque à l’écriture forte, riche, mêlant une quantité de personnages de toutes sortes, tous tentant de trouver leur place dans un lieu où même les autochtones éprouvent les plus grandes difficultés à survivre. Comme dans ses précédents romans, nous pourrions reprocher à Kim Leine de ne mettre en scène que des personnages peu sympathiques, à l’exception, de nouveau, d’une femme, ici Gertrud Rasch (elle tient à son nom de jeune fille), mariée à Hans Egede. « ...Tu dis que les femmes pensent avec leur cul, et que c’est pourquoi nous sommes plus larges en bas qu’en haut. Mais dans ce cas, mon cul est aussi intelligent que ce qui se trouve sous une perruque. » Il s’agit là d’une œuvre en elle-même, en plus de six cents pages, un livre avec une multiplicité de personnages et d’interactions entre eux, sur un fond historique, la colonisation par le Danemark (et éventuellement l’Allemagne et les Pays-Bas) d’une terre perdue au bout du monde, froide et inhospitalière. Malgré un thème récurrent somme toute assez restreint, la colonisation du Groenland, Kim Leine est aujourd’hui l’un des très grands noms de la littérature danoise.

 

* Kim Leine, L’Homme rouge et l’homme en noir (Rød mand/Sort mand, 2018), trad. Alain Gnædig, Gallimard (Du monde entier), 2020

 

Les Prophètes du fjord de l’Éternité

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Avec Les Prophètes du fjord de l’Éternité, Kim Leine (né en Norvège en 1961, puis installé au Danemark en 1978, puis, à partir de 1989, séjour de quinze ans au Groenland) plonge le lecteur plus de deux siècles en arrière. Années 1784, 1785… Morten Pedersen Falck a vingt-huit ans, il mène des études de théologie à Copenhague, comme le souhaite son instituteur de père, mais rêve de devenir médecin. Il s’amourache de la fille aînée de son logeur mais rêve surtout d’expériences inédites – sur tous les plans. Quand un évêque lui propose un poste de pasteur dans la colonie danoise implantée au Groenland, il accepte et embarque deux ans plus tard. Traité avec un grand réalisme (l’évocation de ces odeurs de toutes sortes, agréables ou plus souvent nauséabondes, qui imprègnent chaque aspect de la vie d’alors, peut faire penser au roman de Patrick Süskind, Le Parfum), mêlant des scènes quelquefois très crues et des descriptions détaillées de la nature arctique, ce roman manque peut-être d’une chose – le charisme de son personnage principal. Tout au moins au début parce que, au fil des pages, Morten Falk parvient à gagner la sympathie, ou plus exactement l’indulgence, du lecteur, lequel aura sans doute bien du mal à comprendre son comportement (dont, à la fin du volume, cette volonté de retour au Groenland alors qu’il est revenu en Norvège, chez son père, puis au Danemark). Haldora Kragstedt est l’un des autres personnages forts de ce roman : femme du négociant de la colonie, elle se meurt dans ce milieu où ne survivent que ceux qui sont prêts à tout, à toutes les ignominies, pour conserver leur place. Morten mène avec elle une liaison trouble, puis avec d’autres femmes. « L’homme est né libre et partout il est dans les fers », se répète-t-il, tentant de saisir les diverses significations de cette phrase de Rousseau. La Révolution française fait des vagues jusqu’au Danemark et donc jusqu’au Groenland. Le regard du missionnaire est celui non pas d’un homme libre, ce qu’il ne cherche pas à être, mais d’un homme hors du temps – hors de son époque, cette époque à la fois si proche et si éloignée de la nôtre. Un regard de rationaliste, parfois, souvent, et en dépit de son statut, de scientifique, aussi, d’ethnologue. Un roman ample, étonnant, sur l’homme et ses contemporains, sur l’homme et la nature, sur la spiritualité et la réalité…

 

* Kim Leine Les Prophètes du fjord de l’Éternité (Profeterne i evighedsfjorden, 2012), trad. Alain Gnaedig, Gallimard (Du monde entier), 2015

L’Abîme

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Mars 1918. Frères jumeaux, Ib et Kaj Gottlieb laissent le Danemark derrière eux pour aller combattre les Rouges en Finlande. La guerre civile fait rage dans ce pays qui n’a acquis que tout récemment son indépendance. Âgés d’une petite vingtaine d’années, fils d’un enseignant et d’une mère morte prématurément, ils ont été élevés dans la tradition. Cet engagement marque leur entrée dans la vie d’adultes. « Encore et encore, diarrhée et constipation, faim et nausées, peur de mourir et aurores boréales, éclairs muets de détonations lointaines. » Des volontaires venus de Suède, de Norvège, du Danemark et d’ailleurs, la Finlande de Mannerheim en accueille beaucoup. Tous décidés à traquer les Rouges, lesquels, à cette époque de revendications ouvrières enfin formulées demandent surtout le droit de pouvoir vivre la tête haute. Ib et Kaj n’ont pas d’état d’âme et, la guerre civile s’achevant, exécutent des prisonniers et des prisonnières (Finlandais et Russes) en quantité, accumulant les exactions. De vrais psychopathes (cf. Ib et le crâne de son « ami » Mikko !). De retour à Copenhague, Ib est employé dans un hôpital, avant de commettre une grave erreur et d’être mis sur la touche ; tandis que Kaj se destine à la prêtrise, puis opte pour le journalisme. L’Abîme est un long roman : plus de six cents pages. Essentiellement axé sur ces deux personnages, autour desquels une multitude d’autres apparaissent cependant, il entend retracer une épopée de cette première moitié du XXesiècle si sanglante en Europe. Ib et Kaj tentent de trouver leur place. Tout leur est bon, à leur profit exclusif. Ils sont loin d’être sympathiques même si, à force de les côtoyer – et c’est le propre d’une œuvre artistique –, le lecteur finit par éprouver une sorte d’empathie pour eux. Ainsi, après ses exploits sanguinaires en Finlande, Ib n’hésite pas à tuer en toute impunité la maîtresse de son père ; Kaj, lui, s’éprend d’une femme juive dans l’Allemagne en proie à la montée du nazisme, puis la trahit. Hitler provoque certes sa répulsion, mais le lecteur se dit qu’il aurait pu l’approuver, lui qui ne défend aucune idée, qui se contente d’être le jouet de la vie et de profiter de tout. Les deux frères se marient, ont des enfants : peu d’amour, seulement un opportunisme qui leur tient lieu de devise. L’hédonisme ne les comble même pas vraiment. Lorsque le Danemark est envahi par les troupes allemandes, les voici tous deux dans les rangs de la Résistance. On se demande au nom de quels idéaux, sinon, de nouveau, par opportunisme. Idem pour Rosa, écrivaine et compagne de Kaj. La peur ne les atteint pas et ils sont partants pour toutes les actions, fût-ce côte à côte avec les communistes, pourtant abhorrés autrefois. « Ces communistes... Il les a combattus toute sa vie mais ils n’arrêtent pas de surgir de partout, et il va lui falloir se battre avec eux. Quelle ironie ! » Mais celle-ci disparaît quand les nazis procèdent à des arrestations et que la torture leur permet d’obtenir des renseignements. Des romans sur cette période, la Deuxième Guerre mondiale au Danemark, il y en a d’autres (songeons à celui de Peter H. Fogtdal,Le Front Chantilly ou à Un Jour en mars de Peder Hove). Comme il y en d’autres sur la guerre civile en Finlande (Ici, sous l’étoile polaire, de Väinö Linna) et, bien sûr, sur la montée du nazisme en Allemagne. Si L’Abîme cherche peut-être à couvrir trop d’événements, si aucun de ses personnages ne donne envie d’être approché bien longtemps, il n’en est pas moins un roman richement documenté, étrangement agréable à lire. (Ah, ce chapitre, p. 580-581, intitulé « La forêt » !) Comme le rappelle Kim Leine (né en 1961 et auteur auparavant du roman Les Prophètes du fjord de l’Éternité) à la fin de son ouvrage, « la fiction ne s’intéresse pas à la vérité objective, mais à la vérité subjective ». Suffisant pour dédouaner le romancier et ses personnages du gros malaise qui, à l’issue d’un tel livre, atteint le lecteur ?

 

* Kim Leine, L’Abîme(Afgrunden, 2015), trad. Alain Gnaedig, Gallimard (Du monde entier), 2018

Sirènes

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« Elle s'appelle Lille Havfrue. Vous ne savez pas qui elle est ? Alors laissez-moi vous conter l'histoire de la petite sirène de Copenhague... (…) Vous la découvrirez, toute menue et solitaire, à l'entrée du port... » Et le Français Yves Leroy (né en 1945, ancien professeur de français) de nous présenter les diverses créatures (hydres, cyclopes, centaures et minotaures) auxquelles les marins devaient faire face, naguère, lors de leurs traversées des océans. Les sirènes n'étaient pas les moins dangereuses, elles qui attiraient les pauvres hommes pour les entraîner « vers les profondeurs abyssales » et « les conduire vers la mort ». Mais le bon H. C. Andersen a relooké, dirait-on aujourd'hui, ces créatures, au point de les rendre sympathiques et notamment l'une d'entre elles, la plus célèbre, devenue vedette des studios Disney. Elles visent dorénavant surtout les touristes et leur gang, les commerçants de la cité, ne les attaquent plus qu'au portefeuille. Mais le changement climatique, avec son lot programmé de catastrophes de toutes sortes, prédit Yves Leroy, redonnera peut-être, et avant longtemps, vie aux sirènes.

 

* Yves Leroy, Sirènes, SCUP, 2018

Le Crime du pasteur

Le crime du pasteur

À partir d’une histoire vraie et en allant enquêter dans les rapports de police et de justice d’alors, l’écrivaine américaine Janet Lewis (née à Chicago en 1899 et décédée à Los Altos, Californie, en 1998) a écrit ce roman, Le Crime du pasteur, aujourd’hui réédité en poche. Danemark, province du Jutland, milieu du XVIIe siècle. Le roi Christian IV règne, apparaissant à présent à ses sujets « comme un héros de bien plus belle stature qu’en sa folle et vigoureuse jeunesse ». Un homme surgit dans le village de Vejlby, en quête d’un repas et d’un abri. Il dit s’appeler Niels Bruus et revenir d’Allemagne, où il a combattu. Un individu ainsi nommé a pourtant été mis en terre au cimetière plus de vingt ans auparavant. Le pasteur Sören Qvist l’avait assassiné. Pourtant, selon ses proches « Sören Qvist est un honnête homme et c’est un homme de Dieu ». S’il disait qu’il était innocent, eh bien il était innocent. Mais le juge Tryg Thorwaldsen, le futur époux de sa fille Anne, l’interroge, à son corps défendant, et le condamne à la mort. « Au royaume du Danemark, en l’an 1625 de Notre-Seigneur, on a décapité un saint. » Qui est donc aujourd’hui l’homme qui prétend être Niels Bruus ? Très bien conçu, très bien documenté, ce roman, Le Crime du pasteur, répond à la question mais laisse le lecteur sur sa faim. Que va-t-il advenir de celui-ci ?

* Janet Lewis, Le Crime du pasteur (The Trial of Sören Qvist, 1947), trad. de l’anglais (États-Unis) Paule & Raymond Olcina, Robert Laffont (Pavillons poche), 2023