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Les Jours sont comme l’herbe

Les jours sont comme l herbe

Composé de six nouvelles, six longues nouvelles, quel livre remarquable que le dernier paru en français de Jens Christian Grøndahl, Les Jours sont comme l’herbe. La première nouvelle, qui donne son titre à l’ensemble, prend pour cadre la petite ville de Skagen, au nord du Jutland, durant la Seconde Guerre mondiale. Les Allemands l’occupent et répriment les opposants. Mais tous les Allemands se valent-ils ? (Dommage que les dialogues dans la langue de Goethe, peu longs mais tout de même, ne soient pas traduits, tout le monde est donc censé la comprendre ?) La suivante, Vila Ada, restitue la quête d’un père pour son fils ou, autre lecture, l’arrivée des migrants sur le continent européen, en l’occurrence en Italie. La troisième, Edith Wengler, retrace la biographie d’une comédienne danoise et ses pérégrinations, notamment amoureuses, en Europe. Je suis la mer relate l’enquête, voire la quête, d’un policier pour un homme censé être mort. « On peut toujours trouver une raison, et une autre. Je n’écris pas pour me justifier, mais pour me défaire de toutes les raisons. » Hiverner en été présente une femme qui tente de rester droite, malgré les événements de la vie, malgré son entourage. L’évolution sociale et politique du Danemark est interrogée. « Quand je pense à tout ce qui s’est passé de bien dans ce pays, où je suis née au milieu de la Seconde Guerre mondiale, je vois Mozarts Plads et la rue avec les petits jardins devant un petit immeuble HLM en brique jaune. Je vois Inge et Svend sur l’escalier du jardin qui mène au salon lumineux avec les jolis meubles et l’art de qualité aux murs. Simples et éduqués, modestes et pourtant fiers d’avoir apporté leur contribution, d’avoir répondu aux demandes et d’avoir mis au monde un fils qui était allé bien plus loin que ce qu’il auraient pu rêver. » Adieu parle d’une femme, pasteure au Danemark, qui tombe amoureuse d’un artiste à Berlin. « Derrière chaque artiste, il y a un prof. » Nous pouvons donner le titre de chaque nouvelle car il s’agit à chaque fois d’une œuvre remarquable en soi, qui pourrait faire l’objet d’une publication indépendante en un court volume. Toutes sont minutieusement construites, avec plusieurs niveaux de lecture possibles. Dans plusieurs de ces nouvelles le thème du suicide revient pour le personnage principal. L’incommunicabilité entre les êtres les habite également. Les lecteurs français connaissent Jens Christian Grøndahl depuis longtemps maintenant. Sans tambour ni trompette, l’auteur nous surprend toujours aussi agréablement, proposant des romans ou des récits riches de questionnement, de façon toujours très subtiles. Recommandons chaudement, vraiment, la lecture de ce livre, Les Jours sont comme l’herbe.

* Jens Christian Grøndahl, Les Jours sont comme l’herbe (Dage son græs, 2020), trad. du danois Alain Gnaedig, Gallimard (Du monde entier), 2023

L’Europe n’est pas un lieu

« ‘Pour qui nous votons et ce qui en résultera n’a aucune importance – ne sommes-nous pas tous un peu socio-démocrates ?’ me dit l’homme en veste de tweed usé, et il leva son verre dans ma direction, un verre ordinaire rempli de vin rouge. » Ainsi commence Europe, Europe ! de l’Allemand Hans Magnus Ezensberger, un essai publié en 1987, lorsque le beau projet commun portait encore beaucoup d’espoir. Qu’en est-il trente ans plus tard, s’interroge le Danois Jens Christian Grøndahl, comme il l’avait déjà esquissé, rappelons-le, dans un précédent ouvrage, Passages de jeunesse. « L’Europe n’est pas un lieu, mais un grand nombre de lieux, et elle commence toujours dans un coin. Ici, par exemple », prévient-il dès les premières pages de son essai intitulé justement L’Europe n’est pas un lieu. Au Danemark, pour lui. Ou ailleurs, pour d’autres. Car « le sentiment d’être un citoyen du monde ne peut pas relativiser mon amour pour le Danemark et peut-être que, en réalité, le sentiment national est une condition pour se sentir également européen. » Il y a là matière à réflexion, avouons-le. L’Europe, un beau rêve, mais guère plus ? « ‘L’Europe’ ressemble à une promesse que nous n’aurions jamais dû nous faire, parce que nous trouvons sans cesse de nouvelles raisons de ne pas la tenir. » L’écrivain est sceptique, c’est en tant qu’intellectuel qu’il s’exprime ici, convoquant allégrement les grands noms de la littérature, notamment du Danemark (Karen Blixen, Jeppe Aakjær, Ole Wivel, J. P. Jacobsen, Inger Christensen, et d’autres, sans oublier l’incontournable Nikolai F. S. Grundtvig) et d’ailleurs (Schiller, Sartre et Camus), contant ses rencontres et ses voyages au gré d’un continent dont les limites n’ont jamais été réellement fixées. Avant d’énoncer une note d’optimisme : « Nous n’avons pas besoin de davantage de religion dans l’espace public, mais peut-être de plus d’art et de culture car, contrairement à l’argent, la culture est la langue éternelle de l’espoir. » Laquelle note est cependant vite relativisée : « ...Pour un intellectuel, il est difficile de continuer à trouver de fortes paroles sur l’Europe et l’héritage universel de l’humanisme. » Hélas ! L’Europe n’est pas un lieu ? L’Europe est – ou fut – une idée, éventuellement une volonté. Celle-ci persiste-t-elle ? L’affirmer, ce peut être s’en faire le promoteur, rôle qu’assume très intelligemment Jens Christian Grøndahl. Souhaitons qu’il soit lu.

* Jens Christian Grøndahl, L’Europe n’est pas un lieu (Europa er ikke et sted, 2020), trad. Alain Gnaedig, Gallimard (Arcades), 2020

 

Passages de jeunesse

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Dire que les romans de Jens Christian Grøndahl ne nous touchent qu’à moitié n’est pas méchant. Nous les trouvons trop bien construits, en général, manquant d’un brin de folie en dépit de leurs thèmes souvent pertinents. C’est pourquoi nous sommes plus sensibles à ces souvenirs rassemblés dans Passages de jeunesse, quand l’auteur évoque son enfance à Copenhague et ses rapports avec ses parents, et qu’il digresse allègrement pour emmener le lecteur vers ce sud cher aux Nordiques privés de lumière et de chaleur une bonne partie de l’année et dans le monde artistique qu’il fera sien à l’âge adulte. « …L’endroit d’où l’on vient, cet endroit qui forme et qui marque, n’est peut-être pas une série de lieux sur une carte, mais certains instants et certaines rencontres des années de l’enfance, des jours et des moments précis de la journée où l’esprit s’est accordé avec le monde extérieur et, dans le même souffle, est devenu conscient de lui-même. » Quel labyrinthe, la tête d’un écrivain ! nous explique ici Grøndahl. Livre ambitieux, que cette autobiographie, livre que l’on n’a pas envie de refermer trop vite. 

 

* Jens Christian Grøndahl, Passages de jeunesse, trad. Alain Gnaedig, Mercure de France, 2010

 

Les Portes de Fer

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Si nous ne contestons pas le fait que Jens Christian Grøndhal soit l’un des écrivains danois les plus importants d’aujourd’hui, force nous est d’affirmer que nombre de ses romans ne nous convainquent pas totalement. Pourtant, son dernier, Les Portes de Fer, est une œuvre qui réussit à nous émouvoir. A travers différents âges de sa vie, le narrateur explique l’orientation que diverses rencontres féminines ont donnée à celle-ci. Né dans une famille modeste de la banlieue de Copenhague, il s’éprend d’abord de la fille de sa professeure d’allemand, lui qui apprend cette langue pour pouvoir lire Marx dans le texte, et la rejoint à Berlin. Mais elle le snobe, provoquant son premier chagrin d’amour. D’autres femmes vont peupler son existence sans jamais, comprenons-nous, le rendre vraiment heureux. « …Peut-être que cela ne m’intéressait pas de devenir heureux. De toute façon, ce mot-là était trop poisseux. Le sens de la vie, était-il d’être heureux ? » Oui ? Pas forcément, répond le narrateur, menant une quête existentielle qui ne se termine même pas à la fin de l’ouvrage lorsqu’une nouvelle rencontre avec une femme deux fois plus jeune que lui fait naître sa mélancolie. « Le bonheur, c’était d’exister, d’être nous-mêmes. C’est tout. Il fallait se battre pour le sens. On arrivait dans la vie sans savoir ce qu’était ce sens. Et on ne le trouvait peut-être jamais. (…) Ne s’agissait-il pas de le prendre à bras-le-corps ? » Tout semble à la portée de ce personnage, intelligent et doué de beaucoup de sensibilité, mais à peine s’élance-t-il dans une direction qu’il se met à piétiner, voire à reculer, peut-on penser, et finalement il opte pour une sage carrière de professeur dans la capitale. L’ascension sociale a fonctionné ni plus ni moins que raisonnablement dans ce Danemark des années 1970 à aujourd’hui. Les femmes qui jalonnent sa vie ne lui ont apporté que des sentiments somme toute bien sages, eux aussi. L’art, peut-être, transporte le narrateur vers de plus hauts sommets – mais encore…, car il n’en pratique aucun et ses échanges de vue avec d’autres amateurs sont limités. L’amour, pour ses parents, pour les femmes qu’il a connues, pour sa petite-fille, l’interroge. Il le décline, le ressasse, jusqu’à quasiment l’autopsier. Un roman subtil, dense et attachant.

 

* Jens Christian Grøndahl, Les Portes de Fer (Jernporten, 2014), trad. Alain Gnaedig, Gallimard (Du monde entier), 2016

Quelle n’est pas ma joie

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Ellinor perd Georg, son mari, et décide de vendre la maison qu’ils habitaient, dans une banlieue huppée de Copenhague, pour s’installer à Vesterbro, quartier populaire où s’est passée son enfance. « Georg me manquait quand je suis rentré à la maison. Il me manquait tout le temps, mais il y a des choses qui me reviennent à l’esprit à des moments différents. » Mais avant Georg, Ellinor avait été la femme de Henning, mort dans une avalanche dans les Dolomites en compagnie d’Anna. Anna, la mère de jumeaux dont le père est Georg. Anna, l’amie et la rivale. C’est donc à une morte qu’Ellinor exprime le désarroi qui l’atteint aujourd’hui. Les sentiments qui l’animent sont troubles. Elle a admiré cette femme, elle l’a aimée, et pourtant, cette femme l’a trahie. « J’ai pris la place que tu avais laissée. J’ai repris ta vie, Anna, tout comme j’avais jadis récupéré ta robe de mariée. » À soixante-dix ans, Ellinor fait le point sur ce qu’a été sa vie. La « bâtarde de la poule à Boches » a le sentiment que beaucoup d’événements lui ont échappé. Quelle n’est pas ma joie est un roman court et néanmoins dense, un tourbillon de sentiments parfois contradictoires, comme Jens Christian Grøndahl, auteur majeur des lettres danoises contemporaines, en signe régulièrement.

 

* Jens Christian Grøndahl, Quelle n’est pas ma joie (Tit er jeg glad, 2016), trad. Alain Gnædig, Gallimard (Du monde entier), 2018

Les Danois ne ferment jamais les volets

« J’étais à Copenhague depuis un mois. Je n’avais rencontré personne. Je commençais à perdre le nord. » Graphiste free-lance, Lætitia, quarante ans, se retrouve seule dans la capitale danoise pour une durée d’un an. « Quand Soli a accepté cette mission de chercheur à Aarhus et m’a proposé de l’accompagner, j’ai dit oui. (…) Mais à condition d’habiter dans la capitale... » Et de ne le voir que le week-end. Comme lieu d’enfermement, il y a pire, mais elle va devoir s’en convaincre et découvrir les habitants de cette ville d’allure bien policée. Avec un projet en tête, dicté par son « horloge biologique » : se retrouver enceinte au plus vite. Marrant.

 

* Cécile-Marie Hadrien, Les Danois ne ferment jamais les volets, Paul & Mike, 2017

Après nous les oiseaux

Apres nous les oiseaux

Quelque part, peut-être au Danemark mais la planète est touchée dans sa totalité. Un événement a eu lieu, elle ne sait pas exactement quoi, quelque chose de dramatique. « ...Elle doit partir ; il ne peut pas en être autrement. » Elle quitte la maison délabrée dans laquelle elle habitait. Assaillie par les moustiques, elle s’engage droit devant elle en tirant un chariot contenant ses provisions. Que s’est-il passé ? Elle se souvient d’un grand incendie qui a ravagé la ville. Sa compagne Am « avait disparu soudainement ». Traductrice du chinois vers le danois, Rakel Haslund (née en 1988) livre là ce que l’éditeur nomme « un premier roman post-apocalyptique ». On peut penser évidemment, pour l’idée d’errance dans un monde en ruines, à La Route de Cormac McCarthy. L’héroïne avance sur des voies qui ne sont plus que des rubans déchirés de bitume, bordés de carcasses de voitures et de déchets de toutes sortes, la pollution continue de sévir. Elle ne rencontre personne. Seul un gros oiseau, peut-être un énorme corbeau, l’accompagne un moment, recherchant sa compagnie et s’en méfiant en même temps. D’autres oiseaux surgissent. La solitude ne lui pèse pas, des souvenirs remontent, l’escortent. « ...Ces souvenirs sont comme des flocons, tombant, s’effaçant, disparaissant. » Elle n’a pas de but dans ce monde apparemment dépourvu de toute humanité. Sa mémoire s’étiole, elle perd ses mots, n’est plus certaine de rien, son corps vieillit. « Pendant un instant, elle est à la fois sur la terre et dans l’air, un instant, elle a toujours son moi humain, puis (...) l’oiseau s’envole vers le ciel bleu. » Toute vie humaine s’est-elle définitivement éclipsée ? Que reste-il ? Empli de réminiscences poétiques, ce beau roman se déploie lentement et nous laisse avec nos interrogations. Les questions fusent après : quelle vie, dans un monde vide d’humains ? Gentiment terrifiant.

* Rakel Haslund, Après nous les oiseaux (Alle himlens fugle, 2020), trad. Catherine Renaud, Robert Laffont (Ailleurs & demain), 2023

Perdus en forêt

Il ne se passe pas grand-chose dans ce roman de Helle Helle (née en 1965), Perdus en forêt. Comme dans ses précédents livres (cf. Chienne de vie et Au présent), ce sont les anecdotes disséminées au cours de l’action principale (ici, une errance dans une vaste forêt du Danemark) qui donnent le ton. Un homme et une femme d’âge moyen se perdent, séparément, au cours de leur promenade de santé. Plus de réseau téléphonique, des sentiers sans panneaux indicateurs. Le soir tombe, ils se réfugient dans un abri. Ils n’ont pas grand-chose à se dire mais il faut meubler le silence, si effrayant. « Quand crois-tu que nous allons nous en sortir ? » Ils font connaissance. L’un et l’autre ont des vies banales. Cette situation marquera-t-elle une rupture dans leur existence ? La forêt semble si grande ! À la taille de leur solitude ? Un beau texte, avec une fin très ouverte.

 

* Helle Helle, Perdus en forêt (Hvis det er, 2014), trad. Jakob Jacobsen, Phébus (Littérature étrangère), 2020

Camilla et compagnie

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Comment rédiger la critique d’un roman tel que celui-ci, Camilla et compagnie, de Christina Hesselholdt ? (Remarque que nous aurions déjà pu formuler à la lecture de L’Unique, seul volume de cette auteure disponible en français et publié en 2000 aux Presses universitaires de Caen.) Constitué de quatre récits parus au Danemark de 2008 à 2014, Camilla et compagnie met en scène six amis âgés de trente-cinq à cinquante ans. Ils vagabondent à travers l’Europe (le Danemark, bien entendu, mais aussi Belgrade ou la Grande-Bretagne) et le monde (New York, le Mozambique), on ne sait trop pourquoi, se croisent, se perdent de vue, se retrouvent. Peut-être parce que « mieux valait encore voyager que travailler dans une usine » ? Sans doute, mais... Quel fil directeur ? Aucun, et c’est d’ailleurs ce que revendique tacitement Christina Heeselholdt (née en 1962), parlant de Virginia Woolf – ou d’elle-même. Remettons-nous en pour une fois à la quatrième de couverture : « L’amour, la maladie, le chagrin, les mondanités et les voyages : des vies comme d’autres au pays des heureux et des gâtés. » Camilla et compagnie est un livre, pas vraiment un roman en fait, qu’on lit sans saisir (ou peut-être sommes-nous trop hermétiques) où l’auteure cherche à nous emmener.

 

* Christina Hesselholdt, Camilla et compagnie (Selskabet, 2016), trad. Jean-Baptiste Coursaud, Phébus, 2018

Termush, côte atlantique

Termush cote atlantique

« J’ai été installé dans l’une des chambres du dernier étage de l’hôtel. Tout s’est déroulé comme prévu... » Certes. Mais la situation est néanmoins exceptionnelle : à la suite d’on ne sait trop quel événement, guerre, catastrophe naturelle ou industrielle, la planète a subi une irradiation massive et la vie y est devenue quasiment impossible. Sauf, justement, dans des lieux mis à l’écart, soigneusement surveillés et entretenus pour éviter toute contamination, comme cet hôtel Termush. Confinés, leurs habitants – les « hôtes » – sont invités à voir les choses sous leur meilleur jour et à omettre le reste. « C’est la raison pour laquelle il est malvenu de parler de changement. Nous sommes la preuve vivante du contraire. » Quand des « blessés » surgissent de l’extérieur, la solidarité ne va pas de soi. « La direction comprend que la pénible vision des blessés et des personnes en détresse doit être une source de tension pour les hôtes. Des mesures ont été prises pour éviter cela. » Entre eux, les hôtes ne se comportent pas avec plus de bienveillance et ceux suspectés d’être malades sont vite bannis de la communauté. « ...Quelque part dans les personnes saines, gît un mépris profond pour les difformités... » Sorti initialement au Danemark en 1967, ce roman donné pour « culte » est une œuvre assez difficile à classer. De la science-fiction, à l’évidence, mais avec une forte inscription dans la réalité sociale. D’usage civil ou militaire, le nucléaire n’est pas un bienfait pour l’humanité, quoi qu’en disent certains, nous démontre l’auteur, Sven Holm (1940-2019), acclamé dès la parution de son premier recueil de nouvelles en 1961. S’il a peu publié, ce dramaturge a rencontré un grand succès. Termush, côte atlantique est un ouvrage au ton kafkaïen, qui prête à réfléchir. Les rêves dont le narrateur parsème le récit donne aussi un aspect freudien qui renforce le caractère fortement anxiogène de cette œuvre.

* Sven Holm, Termush, côte atlantique (Termush, atlanterhavskysten, 1967), trad. du danois Catherine Renaud, Robert Laffont (Ailleurs & demain), 2024

L’Héritière

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La série télévisée danoise Borgen (3 saisons produites par Adam Price, 2010-2012) a rencontré, avec raison, un beau succès, ici. Elle raconte l’ascension d’une femme, Birgitte Nyborg, chef du Parti centriste, qui accède au poste de Premier ministre du Danemark. Nul, parmi ses collègues politiciens, ne lui fait de cadeau. Le roman L’Héritière, de Anne-Vibeke Holst (née en 1959), lui est antérieur d’une dizaine d’années. Il traite du même sujet : le parcours d’une femme qui entend se mêler des affaires politiques de son pays. Trente-cinq ans, mère de deux jeunes enfants et mariée à un homme, militant écologiste, qui s’apprête à partir travailler en Afrique, Charlotte Damgaard a une longue expérience dans le domaine de l’humanitaire. C’est pourquoi elle est contactée par le Premier ministre danois, social-démocrate, qui lui propose de prendre les rênes du ministère de l’Environnement. Une opportunité qu’elle accepte. Avec une idée forte : faire du Danemark le premier « pays vert » au monde. Mais, outre les rivaux politiques même au sein de son propre camp, outre les médias qui, s’engouffrant dans les moindres failles de sa vie, cherchent à la « peopoliser », des lobbies s’opposent à elle, rendant ce projet extrêmement difficile à réaliser. « Peu de Danois naissaient aujourd’hui avec une cuillère en or dans la bouche, mais la plupart en avait une en argent, à laquelle ils n’attachaient pas de valeur particulière, ne se sentant redevable de ce privilège ni envers la collectivité ni envers leur prochain (…). Les Danois étaient tellement gâtés qu’ils ne voyaient plus l’abondance dans laquelle ils baignaient et en demandaient toujours plus. Ils voulaient tout, ici et maintenant. » Mère, femme, responsable politique, L’Héritière ? À lire, pour mieux comprendre le Danemark d’aujourd’hui.

 

* Anne-Vibeke Holst, L’Héritière (Kronprinsessen, 2002), trad. Caroline Berg, éd. Héloïse d’Ormesson, 2014

Le Prétendant

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Signé Hanne-Vibeke Holst et s’inscrivant à la suite immédiate de L’Héritière (bon roman relatant les démêlés de Charlotte Damgaard, jeune femme, écologiste, dans le monde du pouvoir politique), Le Prétendant commence par la déroute aux élections législatives de Per Vittrup, Premier ministre danois, et de son parti social-démocrate. Il doit abdiquer. Gert Jacobsen, futur ex-Ministre des finances, est déjà prêt à le remplacer : à la tête du parti dans un premier temps et au pouvoir, éventuellement, ensuite. Seulement, Gert Jacobsen est doté d’un caractère impulsif et violent et frappe régulièrement son épouse. Laquelle ne cesse de lui répéter qu’elle l’aime et s’excuse : « Pardon, c’est de ma faute, je n’ai pas respecté ma promesse. J’aurais dû mieux me tenir. ». Le Prétendant, dont l’action se situe au lendemain du 11-Septembre, est un roman dense, aux problématiques multiples (de la violence faite aux femmes à l’intégration des étrangers), une sorte de turn-over pour une fois subtil. Il expose ce qui est, selon Hanne-Vibeke Holst, qui a longtemps été journaliste politique, « l’essence de la politique danoise : rester au centre et maîtriser le jeu difficile des alliances, tout en faisant en sorte d’obtenir exactement ce qu’on veut, sans que l’adversaire se rende compte qu’on n’a pas cédé sur l’essentiel ». Mais Le Prétendant va bien au-delà du Danemark puisque les revers électoraux, ou les alliances surprenantes ou les calculs personnels, peuvent être observés partout où un minimum de vie politique a lieu. Femmes et hommes sont concernés, bien entendu, mais il apparaît que ces derniers se montrent beaucoup plus virulents dans la lutte pour le pouvoir : « Les hommes ne sont pas des animaux très compliqués. Pour la plupart d’entre eux, seul le pouvoir compte. Il s’agit simplement de gagner. Des titres de grand chelem, des matchs de boxe, des coupes. Des femmes ! » relève Charlotte Damgaard. Parus avant la série télévisée Borgen, ces deux volumes, L’Héritière et Le Prétendant, prouvent que l’action politique, contrairement à ce qui ne cesse souvent de se dire ici ou là, n’est pas forcément rébarbative. Au Danemark comme ailleurs, elle peut animer des hommes et des femmes honnêtes comme elle peut, sans doute plus fréquemment, hélas ! pousser des individus arrivistes et flagorneurs à prendre des responsabilités. Quoi qu’il en soit, la vie politique est à observer de près car si nous ne nous occupons pas d’elle, elle – sous une étiquette ou sous une autre – s’occupera toujours de nous.

 

* Hanne-Vibeke Holst, Le Prétendant (Kongemordet, 2005), trad. Caroline Berg, Héloïse d’Ormesson, 2015

Femme de tête

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Après L’Héritière et Le Prétendant, voici Femme de tête : la vie politique danoise contemporaine, publiée avant la série télévisée Borgen. Les deux premiers volumes étaient de haute tenue, le troisième est tout aussi bon. Nous sommes en 2007, Elisabeth Meyer, soixante-trois ans, à la tête du Parti social-démocrate, vise aujourd’hui le poste de Premier ministre. « …Je ne crois pas que vous seriez aujourd’hui à la veille de devenir la première femme ministre d’État au Danemark si vous n’étiez pas motivée par quelque chose de plus grand et de plus profond que le goût du pouvoir », lui assène le peintre appelé à faire son portrait. Mais des islamistes radicaux la menacent parce qu’elle est d’origine juive, ce qu’elle n’avait jamais mis en avant. Elle se découvre aussi atteinte de la maladie d’Alzheimer. Bien que ne renonçant pas à la campagne difficile qui s’annonce, elle adoube Charlotte Damgaard pour lui succéder. Comme dans les deux précédents volumes, Hanne-Vibeke Holst met en scène une multitude de personnages fort différents les uns des autres et nous montre comment leurs vies vont s’imbriquer pour donner à ce roman une intrigue des plus passionnantes. La complexité des rapports hommes-femmes, les questions d’immigration, l’environnement, la politique étrangère (le Danemark doit-il ou non intervenir au sein de l’Otan en Afghanistan ?), le terrorisme international (djihadiste) et le terrorisme local (d’extrême droite), autant de sujets d’actualité soulevés dans ce roman et débattus. Si, « …tout comme la Norvège, le Danemark fait partie des pays les moins corrompus du monde, où la démocratie fonctionne et où ni les candidats ni les électeurs ne sont à vendre », les problèmes qui se posent ici ressemblent, pour la plupart, à ceux des autres pays européens. Les menaces d’attentat à l’encontre d’Elisabeth Meyer et de Charlotte Damgaard donne par ailleurs à Femme de tête un côté policier ; on imagine bien une série future avec l’inspecteur Carsten Vinge, taillé comme un tueur de la mafia russe, comme personnage principal.

* Hanne-Vibeke Holst, Femme de tête (Dronningeofret, 2008), trad. Caroline Berg, Héloïse d’Ormesson, 2017

 

Le Pouvoir de Susan

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« On choisit tous un objet qui symbolise notre spécialité. Niels Bohr, c’étaient le tableau noir et la craie. Andrea Fink, c’était l’électrocardiogramme, l’enregistrement physique des battements du cœur. En ce qui me concerne, le pied-de-biche est l’outil par excellence. » Car Susan Svendsen ne se sent pas en sécurité depuis qu’un ancien haut fonctionnaire autrefois de ses amis, lui a demandé, en échange de son impunité pour « quelques bêtises » (sur lesquelles on n’apprend pas grand-chose) plus ou moins graves commises en Inde, de se renseigner sur une organisation gouvernementale étrangement inconnue, la « commission pour le futur ». Susan possède la faculté de mettre les gens en confiance et d’obtenir rapidement d’eux ce qu’elle souhaite savoir. Quels étaient les membres de cette commission ? cherche-t-elle donc à apprendre. Quel était leur type d’activité ? Agissaient-ils légalement ou non ? Peter Høeg (né en 1957) livre là un roman de politique fiction pas inintéressant, mais avouons que nous avons eu un peu mal à entrer dans l’intrigue car les digressions sont nombreuses et pas forcément utiles, nous semble-t-il. Le deuxième titre de Peter Høeg publié en français, Smilla ou l’amour de la neige, était-il ou non un roman policier ? La question s’était posée à l’époque de sa parution (1995). Elle se renouvelle avec Le Pouvoir de Susan. L’intrigue complexe prête à réflexion. Sous l’égide de l’État (en l’occurrence danois, mais peu importe), un petit groupe d’individus cogite sur l’avenir immédiat ou à très court terme du monde. Des catastrophes sociales, économiques, écologiques, sont-elles à envisager ? Constituée d’éléments brillants dans leurs catégories scientifiques, la « commission pour le futur » attise l’intérêt des membres de l’État, mais aussi de personnes en quête de profits faciles. Prévoir l’avenir relève-t-il du don ? Ou d’un savoir bien exercé ? Est-ce monnayable ? « Personne ne peut prédire l’avenir. Les événements ne sont établis qu’une fois qu’ils ont eu lieu. Le futur est un champ de virtualité multidimensionnel. (...Mais) ce groupe possédait une formidable capacité à voir par-delà l’horizon des événements. » Le Pouvoir de Susan est un roman que l’on peut évidemment rapprocher de celui de Kaspar Colling Nielsen, Les Outrages, récemment paru. L’avenir du monde, très préoccupant, est au centre de l’un et de l’autre. Dommage, pensons-nous, que cette question soit traitée de façon trop anecdotique. Deux romans d’action, comme il y a les films d’action, à partir d’une question primordiale. Le lecteur reste sur sa faim.

 

* Peter Høeg, Le Pouvoir de Susan (Effekten af Susan, 2014), trad. Frédéric Fourreau, Actes sud, 2019