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Hygge & kisses

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Elle pourrait se réjouir du confort que la vie lui a apporté mais Bo, ou plus exactement Boughay, vingt-six ans et résidant à Londres, n’est pas satisfaite de son quotidien trop routinier. Qu’à cela ne tienne, la voici licenciée de sa boîte de communication. Oublié, par là-même, Ben, son plus ou moins légitime, qui veille à ne pas se montrer avec elle ? Le temps que surgissent les questions, Bo (ce n’est pas « un prénom danois ») est invitée à séjourner dans la maison de famille d’une amie – au Danemark, à Skagen, haut lieu touristique au nord du Jutland. Bo cherche désespérément l’amour. « ...Les comportements adultes, ce n’était pas vraiment son truc », constate-t-elle avant de se promettre qu’à son retour, elle adoptera de bonne résolutions. « Elle ferait davantage d’efforts pour voir sa sœur, chercherait à être plus patiente envers ses parents. » Signé Clara Christensen, auteure britannique, Hygge & kisses est une romance gentillette qui traite fort peu du Danemark, pays « froid, sombre et humide », « très scandinave, quoi », sinon de sa tradition du « hygge ». Et bien entendu, tout se termine bien. Bo va vendre des friandises et du café dans un food-truck. « Inspiré par son expérience au Danemark, son entreprise se fonderait sur des valeurs de convivialité, de simplicité et de plaisir. Sa mission : offrir un moment de hygge au milieu de la frénésie de la capitale. » Bof.

* Clara Christensen, Hygge & kisses (Hygge & kisses, 2017), trad. de l’ang. Emmanuel Plisson, Eyrolles (Roman/poche), 2022

Les Outrages

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Signé Kaspar Colling Nielsen, ce roman, Les Outrages, part un peu dans tous les sens. Pourquoi pas ? Il nous conte la vie quotidienne de Stig, galeriste à Copenhague, ses réussites et ses déboires, et celle des personnages qui l’entourent : Elisabeth, sa femme, spécialiste de l’intelligence artificielle, Emma, leur fille, Christian, un peintre porté sur le sexe, dont il a contribué au succès, Mia, la jeune compagne simple d’esprit de ce dernier. Dans un futur très proche, le gouvernement danois transforme l’île de Lolland, dans le sud du pays, en réserve naturelle où s’installent des entreprises non-polluantes et où les habitants circulent à vélo ou en calèche ; dans le même temps, au Mozambique, une ville de containers est créée pour accueillir les réfugiés musulmans dont l’arrivée au Danemark pose problème : Frederiksstad, où Emma décide d’aller travailler. « C’était carrément désagréable d’être une femme à Frederiksstad, et même si Emma portait le hidjab, elle fut plusieurs fois harcelée par des inconnus... » Politique fiction... ? Extension du domaine du possible ? « Dans les pays nordiques », nous dit la quatrième de couverture de ce roman, Kaspar Colling Nielsen (né en 1974 et présenté comme un « écrivain radical ») « est considéré comme le ‘Houellebecq scandinave’. » Un compliment ? Une insulte ? Ce roman peut bien sûr faire songer à divers ouvrages du récent récipiendaire de la Légion d’honneur. Il joue comme ceux-ci sur les angoisses d’aujourd’hui, volontairement provoquant, notamment avec ses nombreuses scènes d’actes sexuels, et faussement visionnaire. « Plus rien n’obéissait à des idéologies politiques ou à des réformes politiques. C’était l’évolution technologique qui dirigeait la société, une évolution sur laquelle personne n’avait prise. » D’une page à l’autre et sous couvert de réalisme incisif, peut-on dire, plus que de science-fiction, c’est un catalogue des idées et sujets à la mode : intelligence et sensibilité animales, post-humanisme, immigration, délinquance et violence urbaine, évolution des mœurs, etc. Un roman dans l’air du temps, banal à souhait, finalement, qui ne laisse guère de place au lecteur entre les mœurs débridées des Occidentaux (cf. par exemple cette exhibition « artistique » d’allaitement dans une galerie d’art) et celles rigides d’une population interdite de séjour. Aucun personnage sympathique, pas même ces animaux doués de la parole, censés renforcer l’aspect futuriste de l’intrigue. Une lecture dont on peut se passer, donc.

 

* Kaspar Colling Nielsen, Les Outrages (Det Europæiske forår, 2017), trad. Alex Fouillet, Calmann-Lévy, 2019

Le Prophète maudit

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La « personne la plus importante au monde », Allan Thornbum, veut être poète. Difficile d’en vivre. Il est recruté pour compter les véhicules, ce qui représente un « effort intellectuel minime » dans ses cordes, occupé par ailleurs qu’il est à tenir à distance « quelques pigeons intrusifs à coups de pied », à se quereller avec les « enfants d’immigrés » et puis, surtout, à alimenter « sa cartothèque de poèmes commentés ». Mais tout va de mal en pis au Danemark : la pandémie de Covid sévit, le Vésuve entre en éruption et envoie ses cendres jusqu’en Europe du Nord et les oiseaux meurent. La Première ministre lui demande son aide : « Pour une raison inconnue que je ne comprends pas, vous êtes dans une situation où vous pouvez faire une différence énorme à condition d’écrire un poème, et vous ne voulez pas. » Toute la population se ligue pour l’y contraindre, puisque c’est apparemment la seule solution pour sauver le monde. « Pourquoi refuse-t-il d’écrire un poème ? » questionne le ministre de la Justice lors d’un « comité de coordination » spécial. « Je croyais qu’on soutenait des gens comme lui parce qu’il ne veulent absolument pas travailler, seulement écrire des poèmes. » Mais, pour ne pas mettre sa propriétaire plus en colère, elle qui n’en peut plus des attroupements sous ses fenêtres exhortant son locataire à prendre la plume, Allan finit par accepter. Avec lui, c’est toute la gent des poètes qui acquiert son heure de gloire. « Certains poètes commencèrent même à sortir en froc, comme s’ils étaient les nouveaux prophètes dont la parole expliquerait non seulement le monde, mais le modifieraient tout bonnement... » Outre Jeva de Nazareth de Serge Livrozet (si Jésus était un extraterrestre !), Le Prophète maudit peut rappeler certains des romans de Arto Paasilinna : même loufoquerie, même ancrage dans la contemporanéité. C’est plutôt réussi – drôle, avec de fréquentes réflexions sur notre quotidien, autrement dit de bonnes raisons de cultiver sa misanthropie, et de multiples références culturelles. Après Les Outrages, Kaspar Colling Nielsen nous donne avec ce roman, Le Prophète maudit, une vraie raison de le lire.

* Kaspar Colling Nielsen, Le Prophète maudit (Frelseren fra Hvidovre, 2021), trad. du danois Alex Fouillet, Calmann-Lévy, 2023

Pays des ombres

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(in Bulletin du Cercle suédois de Lille/Svenska klubbens klubblad n° 11, 2011) 

Auteur d’une biographie romancée un peu décevante, selon nous, de H.-C. Andersen (Le Voyage en bleu), Stig Dalager offre, avec Pays des ombres, un remarquable roman. Tout commence le 11 septembre 2001, à New York. « C’est le matin. Que se passe-t-il ? Combien de temps l’été va-t-il continuer à repousser l’arrivée de l’automne en laissant le soleil régner ainsi ? Il est rare de voir un ciel aussi bleu au-dessus de New York un jour de septembre. » Un avocat pénêtre dans l’une des tours en feu du World Trade Center pour sauver sa compagne. Il y parvient, au prix de risques énormes, mais sa vie dorénavant ne sera plus la même. D’autant plus qu’il est amené à défendre un homme, d’origine arabe, accusé de l’assassinat d’un joaillier juif. Stig Dalager signe là un excellent roman, complexe, déroutant, sur une triste page de notre Histoire contemporaine.

 

* Stig Dalager, Pays des ombres (Skyggeland, 2007), trad. Catherine Lise Dubost, Gaïa, 2009

* Stig Dalager,Le Voyage en bleu (Rejse i blåt, 2004), trad. Anne-Charlotte Struve, Actes sud, 2005

Le Gardien de mon frère

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On connaissait Leif Davidsen comme écrivain jouant habilement sur deux genres : le roman policier et le roman d’espionnage (cf. Le Dernier espion, L’Épouse inconnue, À la recherche d’Hemingway, etc., tous publiés chez Gaïa). Dans Le Gardien de mon frère, le Danois nous livre un volume qui n’est ni l’un ni l’autre, qui est, tout simplement, un grand, un très grand roman prenant pour cadre deux périodes décisives et concomitantes de l’Histoire du XXe siècle : celle de la guerre d’Espagne et celle dite des procès de Moscou.

1937. Magnus, de retour d’Argentine où il était parti pour fuir un père trop autoritaire, est chargé par sa sœur, Marie, de retrouver leur frère Mads, engagé en Espagne dans les Brigades internationales. Le directeur d’un journal « bourgeois » l’accrédite et Magnus débarque parmi les Républicains. Il retrouve rapidement Mads, mais sans parvenir à le convaincre de rentrer au Danemark. Le cadet a pour missions de saboter l’avancée franquiste et y perdra la vie. Dans le même temps, Magnus, jeune homme que la politique laisse plutôt froid, rencontre Irina, photographe pour la presse soviétique, qui retourne précipitamment à Moscou car son père, haut dignitaire du régime, et son frère ont été arrêtés.

La tragédie est là, on la devine, il ne saurait en être autrement avec de tels protagonistes et en une telle époque. Leif Davidsen nous entraîne avec émotion dans une Histoire dont les soubresauts n’ont pas fini d’agiter notre monde. Une puissante nostalgie sourd également des pages de ce livre très documenté, à l’instar des précédents de Leif Davidsen : il fut un temps où des hommes et des femmes pensaient qu’il était possible de rendre le monde plus juste, plus humain, qu’il était louable de se battre pour cette cause. Leurres et couleuvres, dirait l’autre, et pourtant !

 

* Leif Davidsen, Le Gardien de mon frère (Min broders vogter, 2010), trad. Monique Christiansen, Gaïa, 2014

La Mort accidentelle du patriarche

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Les romans de Leif Davidsen sont toujours de grands romans. Intelligents, complexes, ils entraînent les lecteurs dans les coulisses de la politique mondiale, prioritairement en Russie et dans les pays de l’ex-bloc de l’Est. Le dernier, La Mort accidentelle du patriarche, se déroule aujourd’hui. Il prend pour cadre le Groenland, dans un premier temps, où Adam Lassen, célèbre présentateur météo sur une chaîne de la télé nationale danoise, participe à des émissions destinées à faire prendre conscience aux téléspectateurs des effets néfastes du réchauffement climatique. Quand il apprend la mort de son frère jumeau, Gabriel, il file à Moscou, où celui-ci était l’un des plus proches collaborateurs du patriarche de la Russie orthodoxe, retrouvé mort dans son lit. Gabriel, lui, a été agressé très violemment dans une petite rue de la capitale russe le lendemain. Adam met vite en doute la version officielle, un crime crapuleux parmi tant d’autres. « …J’ai juré que je découvrirais ceux qui l’avaient assassiné, même si ce devait être la dernière action de ma vie. » Passé et présent toujours intimement liés, en Russie peut-être plus qu’ailleurs, il en vient à s’intéresser à la vie de ses propres parents : hommes d’affaires danois, son père avait rencontré, dans les années 1970, une jeune harpiste employée dans un grand restaurant à Moscou, ville dans laquelle il se rendait régulièrement, et leur mariage fut d’abord impossible. Anastasia n’avait pas le droit de quitter son pays, « paradis soviétique pourri », et quand elle y parvint, au terme de conciliabules innombrables et d’actions des uns et des autres que son fils Adam ne cerne toujours pas, elle fut considérée comme « traitre à sa patrie » et ses parents perdirent leur logement et leur emploi et moururent prématurément. Adam apprend également que son frère était peut-être agent double. Enquêter sur ses meurtriers l’oblige à prendre des risques qu’il ne présumait pas et le ramène au Groenland, où pointent les intérêts stratégiques russes, le gaz et le pétrole constituant en effet les deux piliers économiques du pays d’un certain président Popov ( !). Un roman passionnant, comme tous ceux de Leif Davidsen, qui ne nous révèle sans doute pas combien le prétendu communisme soviétique fut monstrueux – qui l’ignorerait encore ? – mais qui, au travers de plusieurs fortes destinées, nous en montre les rouages : hier, certes, et jusqu’à aujourd’hui, relayés (et ne craignons pas les pléonasmes) par un nationalisme outrancier assorti d’un capitalisme mafieux.

 

* Leif Davidsen, La Mort accidentelle du patriarche (Patriarkens hændelige død, 2013), trad. Monique Christiansen, 2016

La Fille du traître

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« Le mensonge et le faux-semblant » : voici les outils utilisés par le régime russe pour asseoir son pouvoir tant à l’intérieur de ses frontières, qu’à l’extérieur. Une manière de faire « inscrite dans nos gênes », argue Tor, le fils de John, « troll » pour le gouvernement, autrement dit rédacteur d’écrits divers destinés à influer sur l’opinion des « pays ennemis » – tous les autres. Autrefois officier de renseignement danois, à présent résident russe, John Arnborg est considéré comme un traître. « Le plus grand scandale d’espionnage de l’histoire du Danemark. » Quelle est donc son intention lorsqu’il reprend contact avec Leila, sa fille abandonnée une trentaine d’années auparavant ? « On n’oublie pas une trahison, et celle de son père l’avait marquée au fer rouge. Elle était la fille du traître et les gens ne mettaient généralement pas beaucoup de temps à le découvrir... » Ingénieusement construit, comme tous les romans précédents de Leif Davidsen, celui-ci, La Fille du traître, donne à voir une Russie arc-boutée sur une grandeur passée qu’elle cherche à ressusciter, au risque d’entraîner le monde dans une nouvelle guerre. Une Russie « où rien n’était comme (la fille du traître) se l’était imaginé, et où rien ne se déroulait comme elle l’avait prévu ». Après l’annexion pure et simple de la Crimée, les visées russes sur les Pays baltes ne manquent pas d’inquiéter, et notamment les Pays nordiques qui ont des frontières communes avec l’Ours russe. Un roman de grande qualité qui nous avertit sur un danger potentiel bien réel.

 

* Leif Davidsen, La Fille du traître (Djævelen i hullet, 2016), trad. Frédéric Fourreau, Gaïa, 2018

La Trilogie de Copenhague – 1, Enfance

Enfance

« Je n’ai pas encore six ans et je vais bientôt aller à l’école puisque je sais déjà lire et écrire. » Ainsi commence le récit de l’enfance de Tove Ditlevsen, auteure danoise (née en 1917 et non l’année suivante, comme indiqué sur le rabat et à l’intérieur du volume – à Copenhague et décédée dans cette ville en 1976), dont il était bien difficile de trouver un titre en France. Aussi ne peut-on que saluer l’initiative des éditions Globe d’éditer enfin son autobiographie complète publiée initialement au Danemark entre 1967 et 1971. Les deux premiers tomes (celui-ci, donc, Enfance, et le prochain, Jeunesse, à paraître en mars 2024 ; un troisième, Dépendance, sortira en septembre 2024) avaient été réunis et publiés en français sous le titre Printemps précoce (Stock, 1999). Ils bénéficient d’une nouvelle traduction. Dans ce premier volume de La Trilogie de Copenhague Tove Ditlevsen nous plonge dans les années 1920-1930 au cœur du quartier populaire de Vesterbro. Enfant d’un ouvrier qui finit par être licencié et d’une mère dépressive, qui croit les mensonges de sa fille mais pas quand elle lui dit la vérité, sœur d’Edvin, de trois ans plus âgé et futur ouvrier peintre souffrant d’accès de toux, elle grandit avec la conviction que plus tard elle écrira. Elle sera poète, comme Gorki, ce que son père, un bref temps journaliste ou plus vraisemblablement pigiste, avait lui-même souhaité devenir : « Il rêvait d’écrire et ce rêve ne l’a jamais vraiment quitté. » Berger dès l’âge de six ans, il travaille ensuite « douze heures par jour. Il s’occupait de la chauffe et ses yeux étaient toujours injectés de rouge à cause des escarbilles projetées par le feu. » Quand, à cause de ses idées socialistes et du chômage qui les accompagne, la famille est obligée de demander « l’aide aux nécessiteux », la honte s’abat sur elle, « indélébile aussi terrible que les poux et la protection de l’enfance ». Bien des foyers de ce quartier miséreux de la capitale danoise en sont réduits là. Pourtant, « d’une manière générale, il n’était pas question que quiconque sache que votre père était au chômage, même si c’était le cas pour la moitié d’entre nous. » La vie se mène au jour le jour, dans une pauvreté qui n’est pas une vraie misère – mais pas loin. La jeune Tove n’éprouve pas de sensation de faim, gavée par des « gâteaux à la crème tournée » et le pain rassis que sa mère l’envoie acheter en douce, mais elle se sent différente de ses camarades mieux lotis. Différente en de nombreux points. Ainsi, quand elle rapporte à la maison un ouvrage de l’écrivain danois Herman Bang (1857-1912), son père juché sur ses préjugés avance qu’elle ne doit pas lire ce genre d’auteurs, « pas normal » – parce qu’homosexuel. « Je sais à quel point c’est horrible de ne pas être normal., j’ai moi-même mon propre fardeau à porter pour sembler l’être. » Ce premier volume de La Trilogie de Copenhague restitue une enfance, celle de Tove, fillette qui s’évertue à trouver sa place dans un monde d’adultes si peu avenant. Elle communique très peu avec sa mère, l’époque n’était certes pas friande des effusions sentimentales ; elle n’échange guère plus avec son père : « ...Ces mots que mon père et moi cherchons à nous dire, nous n’avons jamais réussi à les prononcer » ; et à peine avec son frère. Pourtant, « tout au fond de mon enfance, il y a mon père en train de rire ». Elle grandit en manque de toutes sortes de choses – de savoir, dont elle ne grappille que des miettes, de l’affection des siens, qui lui est donnée au compte-gouttes, d’une nourriture plus abondante et plus saine aussi... « Sombre est l’enfance, elle gémit sans cesse comme un petit animal que l’on a enfermé dans la cave et oublié là. (…) La plupart des adultes affirment qu’ils ont eu une enfance heureuse, et peut-être y croient-ils eux-mêmes, mais moi je n’y crois pas. Je crois seulement qu’ils ont réussi à l’oublier. » On peut bien évidemment rapprocher ce cycle de l’œuvre majeure de Martin Andersen Nexø (1869-1954), Pelle le conquérant (quatre volumes, 1906-1910, réédité par Gaïa, 2003-2005). Dans les deux cas le personnage principal est un enfant confronté au monde sans pitié des adultes, dans le Danemark du tournant des XIXe et XXe siècles, alors en pleine industrialisation avec son lot de mutations sociétales. Mais l’intérêt du récit de Tove Ditlevsen est que c’est une petite fille qui capte tout cela, une petite fille perspicace, parfois espiègle, avec « un esprit de plus en plus écorché vif », qui tente de comprendre. Où est sa place, celle d’aujourd’hui et celle à venir ? Elle ne le sait pas, en dépit de ses cogitations. « Je me sens étrangère à ce monde et je n’ai personne à qui parler des insurmontables problèmes que l’évocation du futur déclenche chez moi. » Sa révolte est logique, découlant de ses observations. La Trilogie de Copenhague a été un grand succès au Danemark, pays dans lequel Tove Ditlevsen demeure un grand nom de la littérature. Auteure de gauche et précurseure du féminisme, elle finira par se suicider. « Mon enfance en lambeaux flotte autour de moi et à peine ai-je recousu un trou qu’elle se déchire à un autre endroit. » Les questionnements de l’époque actuelle et le succès d’une littérature à caractère autobiographique lui ont redonné une étonnante seconde notoriété (à ce sujet, on consultera avec intérêt l’article de Torben Jelsbak, « L’esthétique de la vulnérabilité. Auto-analyse et stratégies narratives dans La Trilogie de Copenhague de Tove Ditlevsen », in revue Nordiques, en ligne, n°42), bien des écrivains la citent et nombre d’œuvres de toutes sortes font allusion à ses écrits et à sa vie – au point que l’on a pu parler d’une « Tove Feber » (« fièvre Tove »). Tove Ditlevsen est une incontournable de la littérature sociale et prolétarienne danoise du XXe siècle.

* Tove Ditlevsen, La Trilogie de Copenhague – 1, Enfance (Barndom, 1967), trad. du danois Christine Berlioz & Laila Flink Thullesen, Globe, 2023

La Trilogie de Copenhague – 2, Jeunesse

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Après Enfance, voici donc Jeunesse, le deuxième volume de l’autobiographie de l’écrivaine danoise Tove Ditlevsen. Âgée d’une quinzaine d’années, employée de maison dans une famille bourgeoise, la future écrivaine accumule les bévues. Ces boulots ne sont pas faits pour elle. « Je ne pense qu’à une chose : fuir cette existence dénuée d’espoir. » Au moins si elle pouvait se rattacher à un futur heureux et espérer vivre sa vocation de « poète », ce que son père lui avait recommandé il y a très longtemps et dont il se moque aujourd’hui. Elle dispose d’une pièce à elle mais que va-t-elle y faire ? questionne-t-il. « Rester assise à se ronger les ongles ou faire des boulettes avec ses crottes de nez ? » Elle rugit ; ses parents se déchirent, son frère, qui est le seul à la comprendre, s’est marié. « ...Je suis saisie par la terreur de ne jamais pouvoir échapper à cet endroit où je suis née. (…) Je trouve chaque souvenir qui s’y rattache sinistre et lugubre. » Ses rêves, bien que modestes, se heurtent à la réalité. Tout est triste autour d’elle, tout la déprime, « je n’écris plus de poèmes, rien dans mon quotidien ne m’inspire. Je ne vais plus à la bibliothèque. (…) Je rentre directement me coucher. » Elle sera poète, elle l’affirme, elle y tient, c’est son objectif. Autrement dit, elle vivra de sa plume. Krogh, un homme âgé et malade dont elle fait la connaissance, disparaît mystérieusement : au moins, ce lettré n’en voulait-il pas à son corps et l’incitait-il à écrire. Tenant sottement à ressembler à son amie Nina, elle cherche à tout prix « un homme », n’importe lequel à condition qu’il soit gentil. Et lettré, aussi, car elle aimerait bien avoir quelqu’un de proche avec qui discuter littérature. Sa mère l’y encourage vivement. « Elle est taraudée par la peur que je ne sois jamais fiancée et elle est prête à faire un pont d’or à n’importe quel garçon qui manifesterait le moindre intérêt pour moi. » L’actualité la laisse de marbre, elle observe d’un œil plutôt indifférent la montée du nazisme en Allemagne, regrettant cependant d’occuper un logement chez une propriétaire qui l’invite à se joindre aux réunions des nationaux-socialistes locaux qu’elle organise chez elle. Devant son refus, la femme finit par la mettre à la porte. Tant mieux pour Tove qui trouve un logement plus à sa convenance. Elle fait la connaissance d’un homme bien plus âgé qu’elle, Viggo F. Møller, écrivain qui dirige une revue de poésie. Il la publie et lui ouvre les portes du monde de l’édition. Elle est ravie et songe à l’épouser : « Il est la personne que j’ai attendue toute ma vie ». Ce deuxième volume de la Trilogie de Copenhague de Tove Ditlevsen est mené à un rythme rapide, les petits événements s’enchaînent dans sa vie, les grands événements de l’histoire du monde apparaissent en filigrane. L’auteure montre combien il est difficile pour un enfant issu des classes laborieuses, et plus encore pour une fille, de se faire une place, une toute petite place, au sein du monde intellectuel. « J’aspire tellement à être propriétaire de mon temps au lieu de toujours le vendre. » Personne ne la prend au sérieux, ni les membres de son milieu d’origine, ni, encore moins, ceux du milieu auquel elle se destine. Elle est prête à redoubler d’efforts.

* Tove Ditlevsen, La Trilogie de Copenhague – 2, Jeunesse (Ungdom, 1967), trad. du danois Christine Berlioz & Laila Flink Thullesen, Globe, 2024

Printemps précoce

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En français, existe-t-il encore un titre de Tove Ditlevsen disponible, neuf s’entend, en librairie ? Printemps précoce ? Auteure de poèmes, d’essais et de romans, l’écrivaine danoise (1918-1976) est oubliée ici, moins dans son pays où elle continue à être lue. Dans sa préface à Cherche mari, l’écrivain Henrik Stangerup la compare à Hans-Christian Andersen : « Vulnérable comme Andersen, et comme lui incapable de renier l’enfant qu’elle portait au fond d’elle-même, dans ses romans, dans ses essais, ses poèmes, elle ne chercha jamais à nourrir ses lecteurs de solutions toutes faites. » Stangerup rappelle aussi qu’elle fut « la plus aimée de tous les écrivains de sa génération ». C’est à un autre Andersen que, nous, nous la comparerons : Martin Andersen Nexø (1869-1954), qui signa notamment Pelle le conquérant (réédité en 4 volumes chez Gaïa, en 2003). Martin Andersen Nexø qui, dans ses divers romans, sut présenter la vie des prolétaires de son époque, leurs espoirs et leurs souffrances, et en faire de véritables figures littéraires. Même exercice, également réussi, de Tove Ditlevsen dans un livre comme Printemps précoce. Là, c’est le Copenhague ouvrier du lendemain de la Première Guerre mondiale qu’elle met en scène, essentiellement au travers de deux personnages : une petite fille de six ans, qui rêve de devenir poète, et son père, qui s’exerce à tous les métiers, selon ce qu’il trouve. Bien sûr, d’autres s’installent et influent sur l’humeur et l’avenir de la fillette – Tove elle-même. Mais toujours cette relation, déterminante : « Au plus profond de mon enfance, il y a mon père et il rit. Il est gros, noir et vieux comme le poêle en faïence, mais je n’ai rien à redouter de lui. Tout ce que je sais à son propos va de soi, et si je veux en savoir plus, je n’ai qu’à le questionner. Il ne me parle pas de lui, car il ne sait pas ce qu’il faut dire à une petite fille. » Il est socialiste et pense que l’émancipation de la classe ouvrière se fera par les livres. Ou, tout au moins, que les livres y contribueront grandement. Tove l’écoute. Elle lit. Écrit. Elle est une femme qui entend affirmer sa voix. C’est ce parcours d’autodidacte qu’elle conte dans Printemps précoce, un livre bouleversant. Tove Ditlevsen s’est suicidée le 8 mars 1976.

 

* Tove Ditlevsen,Printemps précoce (Det tidlige forär, 1967), trad. Frédéric Durand, Stock (Bibliothèque cosmopolite), 1993

* Tove Ditlevsen,Visages (Ansigterne, 1968), trad. Danièle Rosadoni, Stock (Nouveau cabinet cosmopolite), 1996

* Tove Ditlevsen,Cherche mari (Vilhelms vaerelse, 1973), trad. Raymond Albeck, Le Sagittaire, 1977