Poésie

Suite Birgitta

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On connaît les Billets quotidiens (éd. Cent pages, 2014) que l’écrivain suédois Stig Dagerman (1923-1954) a publié dans Arbetaren, organe de la SAC, centrale anarcho-syndicaliste : poèmes dans lesquels il présente, souvent sur le ton de l’exaspération, des faits d’actualité ou des anecdotes de la vie quotidienne. C’est un autre aspect de l’auteur qui apparaît dans cette Suite Birgitta (version bilingue, précédemment parue en 2019 aux éditions Centrifuges), traduite par Philippe Bouquet et Claude Le Manchec, et postfacée par ce dernier. « La nuit est un pont ; son parapet, des question mortes », écrit Stig Dagerman, relatant dans ce long poème une histoire – ni une aventure, ni une liaison – avec une femme rencontrée peut-être dans le cadre d’un projet artistique. Il est étrange qu’avec Dagerman le lecteur ait souvent cette impression de tout percevoir – et de ne rien savoir. Parce que le revers de la vérité n’est pas le mensonge, à l’évidence, mais une autre vérité quelquefois complémentaire, pour le moins divergente. « Je suis la serrure de ma propre prison./Je suis la clé de ma propre liberté./Qui sait ce qu’est la liberté, Birgitta,/sinon celui qui aime à l’infini ? » Dagerman s’est ingénié dans l’ensemble de ses écrits à privilégier certains thèmes et à passer de l’un à l’autre, tricotant de nouveaux romans avec les mêmes pelotes de laine, multipliant les motifs. Comme l’observe Claude Le Manchec, ce texte, Suite Birgitta, « reprend, sous une forme concentrée, plusieurs thèmes récurrents du roman Ennui de noce, en particulier la tristesse et la solitude de ‘celui qui n’est pas aimé’. » Chaque vers contient des images qui forcent l’imagination du lecteur et s’inscrivent dans sa mémoire. Stig Dagerman excellait dans différents domaines (romans, théâtre, journalisme, poésie...), découvre le lecteur, une fois l’émotion suscitée par la lecture de Suite Birgitta non pas retombée – mais appréhendée.

* Stig Dagerman, Suite Birgitta (Birgitta svit, 1950), traduction Philippe Bouquet et Claude Le Manchec, postface Claude Le Manchec, Æncrages & Co (Feux), 2023

Printemps français

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« …Toute lettre doit être ouverte enfin

chaque question recevoir une réponse.

Et quiconque a des yeux et les fronce

doit pouvoir suivre le loup en chemin.

 

Les traces que nous laissent les hommes

montrent à chacun où vit son frère.

Car personne n’est aussi solitaire

qu’il peut le croire au cœur de l’automne. » (Stig Dagerman)

 

Stig Dagerman, « La première neige », in Printemps français/Poèmes satiriques (Fransk vär), trad. Philippe Bouquet, Ludd, 1995. Stig Dagerman (1923-1954) a souvent écrit dans la presse, notamment des « billets quotidiens » rimés sur des sujets d’actualité ou de société.

Violente la chanson

C’est une poésie faite de petits riens, réflexions pleines de sensibilité sur le quotidien, que livre Katarina Frostenson (née en 1953, membre de l’Académie suédoise de 1992 à 2018 et épouse du photographe français Jean-Claude Arnault, à l’origine du scandale qui a touché la célèbre institution décernant le Prix Nobel de littérature) dans ce recueil, Violente la chanson. Ces petits riens incrustés dans le présent et qui forment un tout : une vie, une voix, une vision, « le bruit sourd de la pluie ». Comme lorsqu’elle décrit « un quartier » de Stockholm, remontant la Sveavägen avec une attention portée à ce qui n’est pas toujours perceptible au premier abord. « Où vont-ils donc tous ces gens qui marchent/entre quatre murs avec du pain dans les mains/du lait sur les lèvres/ et rêvent de lignes, disparaître/sur un territoire sans nom... » Un choix de poèmes effectués avec la traductrice, Marie-Hélène Archambeaud, qui signe la postface et n’est pas sans nous interroger lorsqu’elle estime que « la poésie de Katarina Frostenson nous donne ainsi une belle leçon de courage et de liberté ». Ne serait-ce pas le propre du « verbe poétique » de « transcender les vicissitudes de la vie » ?

 

* Katarina Frostenson, Violente la chanson (Sånger och formler, 2015), trad. Marie-Hélène Archambeaud, Cheyne (D’une voix l’autre), 2019

 

botaniska poesi

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Botaniska, à Göteborg, n’est peut-être pas l’endroit le plus visité de Suède mais il est assurément l’un des plus séduisants – ce qui n’est pas rien dans un pays où les richesses naturelles abondent. D’une superficie de plusieurs dizaines d’hectares (vingt pour le parc, plus une réserve naturelle qui le porte à cent hectares), comptant plus de seize mille plantes, ce jardin botanique figurant parmi les plus grands d’Europe, ouvert toute l’année, est situé presque au cœur de la ville et son entrée est gratuite. C’est là que Pierre-Olivier Lambert (né en 1978 à Orléans) a puisé l’inspiration de son nouveau recueil de poésie, botaniska poesi. Par une succession de haïkus en deux langues (suédois sur la page de gauche et français sur celle de droite), il invite à partager avec lui l’émotion ici ressentie : « ébriété du cœur/pousse le pétale somnambule/le vent s’ouvre aux astres ». Sa promenade commence par la bambouseraie, puis les bordures de dahlias, le val des rhododendrons, les bordures de vivaces, les serres, etc. Partout, il y a à voir, et partout, jusqu’au manoir, les sens sont sollicités. Les vers de l’auteur entraînent le lecteur, « plus loin que l’hiver/sonne la mélodie/de sa furtivité ». Peut-être est-il dommage que des illustrations (fusains, photographies...) ne figurent pas dans ce joli petit livre. Plantes et rêveries se seraient mariées à coup sûr. Mais tel qu’il est, faute d’une déambulation dans ce magnifique jardin botanique, ce recueil met l’eau à la bouche avec ses mots en guise de pétales virevoltant au vent printanier. « Aux latitudes célestes/l’altérité d’un regard/pour beauté ».

* Pierre-Olivier Lambert, botaniska poesi (édition bilingue français/suédois présentée et traduite vers le suédois par Laure-Hélène Dardelay), Ars poetica, 2023

Å itinéraire suédois

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Le poète franco-belgo-suédois Piet Lincken (né en 1969) joue subtilement dans ce recueil, Å itinéraire suédois (édition augmentée, parue initialement en 2011), de sa propre poésie et de celle de la finlandaise d’expression suédoise Edith Södergran (1892-1923), dont il traduit ici des poèmes inédits. Plus d’un siècle sépare les écrits de l’un et de l’autre et pourtant, ils se répondent, étrangement contemporains l’un à l’autre. Sonorités complices, thèmes proches. Piet Lincken arpente la Suède, le long d’une rivière ou dans une ville frontière, avec en tête « l’impossibilité là-dessus de concevoir ma mort ». Il se risque à la prose, montre une photographie, une carte géographique, repars avec quelques vers, avant de donner la parole à Edith Södergran : « Nous nous réjouissons du soleil comme des enfants. » Tumultueux, aventureux.

* Piet Lincken/Edith Södergran, Å itinéraire suédois, Atelier de l’agneau, 2020

 

Les petites choses

Deux voix

 « Si tu n’as plus le courage de faire encore un pas,

de relever la tête,

si tu succombes, désemparé, sous le poids de la grisaille –

réjouis-toi, alors, et remercie les petites choses aimables,

réconfortantes, enfantines.

Tu as une pomme dans la poche,

un livre de contes qui t’attend chez toi –

de toutes petites choses que tu dédaignais

à l’époque où ta vie rayonnait,

devenues doux soutien aux heures mortes. »

 

« Les petites choses » (« Små ting »), trad. Caroline Chevallier, in Deux voix, poèmes de Edith Södergran et Karin Boye (présentation et traduction Elena Balzamo et Caroline Chevallier, dessins Turi Arntsen), Caractères, 2011.

Grand nom de la poésie moderniste, et féminine et suédoise et en quête de Dieu, Karin Boye (1900-1941) a signé l’un des tout premiers romans d’anticipation politique : La Kallocaïne (Kallocaïn, 1940 ; trad. Marguerite Gay et Gert de Mautort, Ombres, 1988), avant 1984 de George Orwell (1948) ou Nous autres (1924) d’Eugène Zamiatine. L’intimité contre les masses… La réflexion contre les totalitarismes d’alors, contre ceux d’aujourd’hui et contre ceux à venir.

Le Huitième pays

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Née à Téhéran en 1948, Jila Mossaed publie ses premiers poèmes dans la revue littéraire iranienne Koshe, avant de s’exiler en Suède, « la nouvelle adresse de ma vie », en 1986, lorsque le régime de Khomeini se durcit. Elle écrit en suédois depuis 1997 et rejoint l’Académie suédoise en 2018. Dans Le Huitième pays, recueil traduit en français, « son pays continue à l’habiter », observe justement Vénus Khoury-Ghata (née en 1937, prix Goncourt de la poésie 2011) dans sa préface. « Ces scènes tirées de la vie ordinaire, l’écriture limpide de Jila, dénudée du moindre artifice, nous les donne telles quelles, nues (…), aériennes mais lourdes de sens et d’une nostalgie suggérée. Une écriture moderne pour dire un pays revenu au Moyen Âge par la volonté de ses barbus. » En effet, la poésie de Jila Mossaed oscille entre révolte contre un certain ordre existant et onirisme – car la vie peut être belle malgré tout. À condition toutefois de prendre en compte ce qui vit, dans sa diversité, et de lui prêter attention. De cultiver la mémoire, de l’opposer à la mort. « Si tous les humains sur terre/meurent un jour/les mots disparaîtront//Tout perdra son nom/et la nature deviendra sourde. » Les textes sont présentés avec en vis-à-vis leur version originale, en suédois. Le lecteur accompagne Jila Mossaed, s’écarte d’elle pour mieux laisser les mots faire leur chemin, compare son regard au sien. « Je me dilue dans le vert de plein gré. » Le pays natal fait écho à celui d’aujourd’hui, ce pays d’accueil plus paisible, plus tolérant. « Mon frère voulait partir vers une autre planète/Il ne supportait plus l’odeur du sang ». Mais il n’y a qu’une planète, sur laquelle s’ordonnent une infinité de pays. Le sien est-il celui d’hier ? Ou plutôt celui d’aujourd’hui ? « C’est moi qui suis suspendue/aux marges du temps/Je déambule dans/toutes les tristes chambres inconnues ». Une grande voix, que cette « joyeuse chorégraphe des mots ». Une femme, « mère de l’eau » et « écrivante », une vie.

* Jila Mossaed, Le Huitième pays (Åttonde landet, 2020), trad. Françoise Sule, version bilingue, préf. Vénus Khoury-Ghata, Le Castor astral, 2022

 

J’adhère à la brique

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Se définissant comme Occitan de cœur, Svante Svahnström (né en 1949) est un Suédois qui vit en France. Ses poèmes ont été publiés dans différentes revues. Installé à Toulouse depuis 2017, il anime un cercle d’amoureux de la poésie, Le Gué semoir – Poètes du Bazacle. Dans J’adhère à la brique, il propose une poésie ouverte sur le monde, puisque beaucoup de ses vers jouent sur les sons et mêlent des mots de diverses origines. Ses sujets de prédilection ? Ce qu’il observe autour de lui ou ce qu’il devine, par-delà le temps et l’histoire : Lucy, ou « une femme amie des tripiers » ou « la chevauchée sacrificielle d’un bourreau exalté »... Paris est l’une des villes dans lesquelles il vagabonde, quand il ne s’égare pas dans les Pyrénées. « Par-dessus le faîtage scapulaire/une boule patatoïde conçoit au nord/la cadence des nuages et des courants/La chaîne rallongée des saisons/achève érosive de strier le cuir de l’écrin vivant... » Lire son recueil (écrit en français, pour l’essentiel, mais aussi en occitan ou en suédois ou encore dans d’autres langues) à haute voix permet d’apprécier les subtilités de sonorités et de langage dont Svante Svahnström parsème ses textes. Il n’hésite pas à rependre des mots de langues étrangères ou à en inventer, donnant ainsi à ce recueil des accents très modernes. Choix des sujets et façons de les traiter vont donc de pair. Une poésie évocatrice, intéressante.

* Svante Svahnström, J’adhère à la brique (préface Franc Bardòu), N & B éditions, 2021

 

Pierres de Jérusalem

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Les poètes peuvent être de grands voyageurs ; ils peuvent aussi se satisfaire de voyages immobiles. Quel lecteurs saura repérer les uns des autres ? « J’ai tout laissé derrière moi/L’eau vive, mes livres, mes amis. » Considéré comme un poète surréaliste, Lasse Söderberg (né en 1931) a longtemps vécu à l’extérieur de la Suède. Traducteur, il interprète aussi publiquement des textes français, espagnols ou anglais. Auteur de plus d’une vingtaine de recueils, il emmène le lecteur, dans ce volume, dans une ville au statut toujours controversé : Pierres de Jérusalem, aujourd’hui traduit en français grâce à Jean-Clarence Lambert (lui-même poète et traducteur hors pair, à qui l’on doit notamment une remarquable Anthologie de la poésie suédoise publiée sous l’égide de l’Unesco). Des photographies de l’artiste norvégienne Sidsel Ramson contribuent également à nous restituer l’atmosphère de cette cité « couverte de cicatrices ». « Seigneur, protège-moi des religions », s’exclame Lasse Söderberg dans le rôle du contemplatif ironique, ajoutant : « Les pierres de Jérusalem/sont la preuve que Dieu n’existe pas./Elles ont goût de sel comme si elles avaient pleuré./Mais il n’y a que nous pour pleurer. »

 

* Lasse Söderberg,Pierres de Jérusalem (trad. Jean-Clarence Lambert), Caractères (Planètes), 2018

Les Hommes de l'émeraude

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« La vie est d’une richesse infinie,

saisissons-la à pleines mains,

que notre pouls batte au rythme du temps.

 

Venez nous rejoindre dans nos forges noires de suie.

Donnez-nous des heures, offrez-nous des jours,

entassez-les tout autour de nous.

Nous les saisirons tous, un par un,

nous poserons chaque minute sur l’enclume, devant nous. »

(Josef Kjellgren,Je suis des milliers,Plein chant)

 

La littérature prolétarienne suédoise a compté de grands noms. Josef Kjellgren (1907-1948) est l’un d’entre eux. Les Hommes de l'Emeraude (Smaragden, 1939, trad. Philippe Bouquet, Pandora, 1980) et La Chaîne d’or (Gulkedjan, 1940, trad. Philipe Bouquet, Plein chant, 1991) sont deux romans dans lesquels il n’y a pas un mais une multitude de personnages principaux – l’équipage d’un navire. Notons qu’ils ont été repris en un volume, augmenté (Cambourakis, 2013)

Baltiques

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« L’autobus se traîne dans la soirée d’hiver.

Il luit comme un navire dans cette forêt de pins

où la route est un canal mort étroit profond.

 

Peu de passagers : quelques vieux et aussi quelques très jeunes.

S’il s’arrêtait, s’il éteignait ses phares

Le monde soudain disparaîtrait. »

 

« Les formules de l’hiver », in Accords et traces (Klanger och spår, 1966), repris in Baltiques.

 

« Tranströmer dispose de la faculté de regarder au fond du poème comme on regarde au fond d’un puits, pour en retirer des visions, des images et des objets qui semblent arrachés au néant », écrit le traducteur (et lui-même poète) Jacques Outin dans sa préface à Baltiques (Le Castor astral, 2004, et Gallimard/Poésie), recueil regroupant cinquante années (1954-2004) d’écriture de Tomas Tranströmer (1931-2015), Prix Nobel de littérature 2011.