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Peindre sur le rivage

« En se replongeant dans son ancien journal intime, une femme revit par le souvenir une période turbulente de sa vie. En 1990, elle quitte Stockholm pour aller étudier dans l’école d’art d’une petite ville située au bord de la mer, au nord du pays. (…) Une grande partie de son temps sera consacré à l’amour, un domaine dans lequel elle a tout autant de difficulté à trouver son identité (que dans l’art) », est-il écrit en quatrième de couverture et c’est bien réducteur. Car cette bande dessinée de la Suédoise Anneli Furmark, Peindre sur le rivage, ne saurait se résumer aux amours, comme ici hétéro ou lesbiens, d’une jeune femme. D’abord, il y a les illustrations, qui parviennent à donner l’impression d’être à la fois simples et majestueuses. Si la jeune héroïne de ce livre se refuse à peindre des paysages, art alimentaire selon elle, ceux de l’auteure-illustratrice sont magnifiques. Cette région du nord de la Suède, Luleå et le golfe de Botnie, est ici mise en valeur et permet à Hélène (double de l’auteure ?) de se détacher de sa réflexion sur l’art : doit-elle s’engager dans la voie de la peinture abstraite ou dans celle de la peinture figurative ? « …Il faut que je travaille ma peinture si je veux arriver à quelque chose. Pour faire une œuvre, devenir quelqu’un. » Hélène s’interroge, via notamment Lauri Stenman, un professeur dont elle s’éprend brièvement, et surtout via Irène, étudiante comme elle et avec qui une liaison se noue, sur la signification de cet art. Doit-il revêtir un « sens » ? Doit-il refléter d’une manière ou d’une autre la pensée d’une époque ? Ou le questionnement de l’artiste, notamment sur le plan social et politique ? Anneli Furmark (née en 1962) signe là un album d’une grande beauté graphique et intellectuellement très séduisant. Sans oublier cette quête amoureuse, présente tout de même de la première à la dernière page, comme l’affirmait la quatrième de couverture !

 

* Anneli Furmark, Peindre sur le rivage (Fiskarna i havet, 2010), trad. de l’anglais Thierry Groensteen, Actes sud/L’an 2, 2010

Moi, Edin Björnsson, pêcheur suédois au XVIIIe siècle...

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Moi, Edin Björnsson, pêcheur suédois au XVIIIe siècle, coureur de jupons et assassiné par un mari jaloux est une étonnante et superbe bande dessinée, écrite et illustrée par Edith (Edith Grattery, née en 1960 à Marseille et auteure-illustratrice de plusieurs albums de qualité). L’intrigue est à la fois très réaliste et complètement farfelue. « Je ne sais pas si je crois à la réincarnation. À vrai dire, je ne me suis jamais vraiment posé la question. » Mais, allant consulter une magnétiseuse pour des « migraines chroniques », autrement dit presque à tout hasard, le narrateur ou la narratrice s’entend dire que dans une vie antérieure son animal totem aurait été l’ours et que... : Moi, Edin Björnsson..., voici ma vie ! Prenant essentiellement « un petit village suédois au bord de la mer Baltique » pour cadre (avec un aparté à Étretat) dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’existence de cet homme du peuple, qui exerce tous les métiers dont celui de pêcheur, n’est pas exceptionnelle. Pour la plupart d’entre nous, sans doute n’avons-nous pas eu des ancêtres fabuleux, réels ou fictifs – tel celui-ci, puisé dans une improbable « vie antérieure ». C’est d’ailleurs ce qui rend cette histoire si joliment illustrée si attachante. Edith conte ici la vie d’un Suédois comme tant d’autres, sinon qu’il aime les livres, initié très jeune à l’alcool et à la bagarre, sans anachronismes mais en jouant avec les usages d’alors. Certaines pleines pages à l’aquarelle sont à plonger dedans(19, 106 et suite)... !

* Edith, Moi, Edin Björnsson, pêcheur suédois au XVIIIe siècle, coureur de jupons et assassiné par un mari jaloux, Oxymore ( Noctambule), 2023

Hiver rouge

Ce n’est pas forcément ainsi que les lecteurs français se représentent la Suède et plus particulièrement le nord du pays. Luleå : le froid est là, certes, avec la neige qui tombe à gros flocons, mais les immeubles qui servent de décor dans cette bande dessinée rappellent que nous sommes dans la Suède d’aujourd’hui. Ou quasiment. La Suède contemporaine, industrielle jusque dans ses régions au climat le plus rude. Avec Hiver rouge (Den röda vintern, 2014, trad. Fanny Törnberg, Çà et là, 2015), Anneli Furmark signe une histoire réaliste et débordant de mélancolie. Fin des années 1970. Pour la première fois depuis une quarantaine d’année, les sociaux-démocrates ont perdu les élections. Comme ailleurs en Europe, l’extrême-gauche et l’ultra-gauche sont en pleine effervescence. Les maoïstes envoient des militants travailler dans les usines afin d’inciter les salariés à faire la révolution sous leur égide (songeons au roman du Norvégien Per Petterson, Maudit soit le fleuve du temps ; ou, en France, au roman autobiographique de Robert Linhart, L’Établi). Leur principal ennemi n’est pas la droite mais la social-démocratie. Anneli Furmark conte ici la rencontre entre l’un de ces militants, Ulrik, vingt-quatre ans, qui ne jure que par Marx et Mao, et une femme, Siv : elle est proche des quarante ans, a trois enfants et est la femme d’un leader social-démocrate, rival, par ailleurs, à l’usine, d’Ulrik. Histoire d’amour improbable, que Anneli Furmark a la pudeur et le talent de suggérer plus que de dévoiler. Un très bel album d’une auteure (née en 1962) déjà connue ici pour deux ouvrages, Peindre sur le rivage (Actes sud/L’An 2, 2010) et Le Centre de la Terre (Çà et là, 2013).

 

* Anneli Furmark, Hiver rouge (Den röda vintern, 2014, trad. Fanny Törnberg, Çà et là, 2015)

Un Soleil entre des planètes mortes

Dans Un Soleil entre des planètes mortes, Anneli Furmark entend retracer la vie de Cora Sandel. Née Sara Fabricius (1880-1974), cette Norvégienne a publié plusieurs romans autour, notamment, des personnages fictifs d’Alberte et de Jacob, qui font aujourd’hui partie du patrimoine littéraire national. (En France, on ne trouve qu’un titre, Albert et Jacob, traduit par Charles Aubry et publié par les éditions des Femmes-Antoinette Fouque en 1991.) Se glissant dans les pas de Barbro B. (« ...on l’appelle tout simplement B. »), Anneli Furmark restitue les principaux passages de la vie d’Alberte – qui n’est pas qu’un simple double de l’auteure. Comme dans ses albums précédents (Peindre sur le rivageHiver rouge), les illustrations sont magnifiques, parfois en noir et blanc et d’autres fois utilisant une gamme restreinte de couleurs, et il peut arriver de songer à l’illustre Edvard Munch ici ou là (pages 104, 146 ou 152, par exemple). Anneli Furmark met son talent graphique au service d’une des grandes œuvres de la littérature norvégienne du XXesiècle. Elle s’affirme par là même comme l’une des meilleurs représentantes de la bande dessinée contemporaine. Un Soleil entre des planètes mortesest une réussite.

 

* Anneli Furmark, Un Soleil entre des planètes mortes(En sol bland döda klot, 2016), trad. Florence Sisask, Çà et là, 2017