Théâtre

Le Gant

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Avec Henrik Ibsen, Jonas Lie et Alexander Kielland, Bjørnstjerne Bjørnson (1832-1910) est l’un des grands noms de la littérature norvégienne moderne. Occulté par celui d’Ibsen, son éternel concurrent, il est cependant très connu en Norvège, lui qui fut l’une des voix indépendantistes et qui signa l’hymne national (Ja, vi elsker dette landet). Comme l’écrit Corinne François-Denève dans sa préface, Bjørnstjerne Bjørnson est « dreyfusard, opposant au colonialisme, partisan des minorités ethniques (…), du désarmement général, et avocat d’une sorte de ‘société des nations’ avant l’heure. » Mais « il est aussi pétri de contradictions, peut-être celles des gens de son temps : il est de gauche sans vouloir la révolution, libre-penseur mais religieux, et moralisateur plus encore que ‘féministe’ ». En cela, il est un homme de son époque, en effet, prêt à nombre d’avancées sociales et néanmoins quelquefois hésitant, redoutant une embrasée des enjeux politiques. Deux versions ici de sa pièce Le Gant, que l’on peut qualifier de féministe : la première, de 1883 ; et la seconde, de 1886. Deux versions, car la première ne parvient pas à séduire son public et Bjørnstjerne Bjørnson n’entend pas en rester là. Svava, sa jeune héroïne, qui dirige une pouponnière, rompt ses fiançailles lorsqu’elle découvre que le futur marié, Alf, est déjà tombé amoureux avant de la connaître. Pourquoi une telle liaison serait-elle autorisée pour un homme et pas pour une femme ? « Il semble que le personnage de Svava incarne un désir d’émancipation, et d’égalité, dans ce qu’il a de plus radical et de plus profond », observe la traductrice. « Est-elle trop moraliste ? trop intransigeante ? figée dans une révolte stérile pour laquelle elle va sacrifier sa vie ? En quoi cela serait-il répréhensible ? Car que fait-on au corps des femmes qu’on ne ferait pas au corps des hommes ? » Mais est-ce au nom de l’égalité hommes-femmes que Svava s’exprime, ou ne désire-t-elle pas juste profiter elle aussi des largesses accordées aux hommes ? Une telle question, qui peut paraître saugrenue, donna du grain à moudre aux ennemis de l’émancipation féminine. « ...Est-ce que ce n’est pas dans le but de nous développer que nous nous marions ? Sinon on se marierait pour quoi ? » Bjørnstjerne Bjørnson doit en tenir compte, les prérogatives ne se perdent pas facilement, son public ne lui est pas acquis d’office. En Suède, August Strindberg pose des questions du même ordre, certes à sa propre façon, dans Mariés ! (1884). En Norvège, Ibsen avait auparavant écrit Une Maison de poupée (1879). L’émancipation féminine fait débat et s’impose lentement, c’est le grand thème de ces années-là dans les Pays nordiques et, avec timidité, une bonne partie de l’Europe. Mais encore ne faut-il pas réclamer plus que ce que les hommes qui détiennent le pouvoir entendent lâcher. « Un jeune homme bien sous tout rapport t’adore, une famille distinguée te fait grand accueil, comme si tu étais une princesse, mais toi tu arrives en disant : ‘Tu ne m’as pas attendue depuis mon ‘enfance. Salut !’ » Ainsi Nordan (absent de la seconde version), oncle et confident de Svava, résume-t-il le drame qu’elle traverse. Une femme qui réfléchit ! Que couve-t-elle ? Est-elle malade ? C’est... « Je ne dirais pas de l’arrogance, mais de la prétention, peut-être. » La première version de ce drame était ouverte ; la seconde l’est moins, elle est de fait plus explicitement favorable aux droits des femmes équivalents à ceux des hommes, faisant du mariage « une gigantesque buanderie pour hommes ». Car après tout, « les hommes seront toujours des hommes ; on ne peut rien faire à cela ». Ah ? « ...Toute mon éducation m’a conditionnée à me tromper », dit encore la mère de Svava. Très bonne initiative que de publier Bjørnstjerne Bjørnson, auteur incontournable de la littérature norvégienne, pour un titre qui n’a rien perdu de sa pertinence.

* Bjørnstjerne Bjørnson, Le Gant (En hanske, 1883), trad. Corinne François-Denève, L’Avant-scène théâtre (Quatre-vents classique), 2023

Le Père de l’enfant de la mère/Sur la côte sud

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Deux pièces, dans ce volume de Fredrik Brattberg, donné comme l’héritier d’Ibsen et de Fosse (né en 1978, auteur et compositeur de musique classique, joué en 2019 à Paris, au Théâtre du Rond-Point). La première, Le Père de l’enfant de la mère, met la jeune Frida au centre d’une rivalité inavouée entre son père et sa mère. « Tu vas avoir une poupée. C’est un cadeau de ton papa. C’est un cadeau de ton papa et de ta maman. » L’attention de Frida est requise, c’est à elle que s’adressent ses parents, mais la fillette ne dit rien. Les répliques reviennent, affreux leitmotive, les scènes reviennent, en boucle, Frida demeure muette. Quelle est cette folie que nous reconnaissons forcément, dans laquelle baignent ces personnages ? Courte pièce non moins troublante, Sur la côte sud suit. « Quel bonheur d’être ici, ensemble, comme ça », se disent et se redisent les personnages, Grand-père et Grand-mère, Elle et Magnus. Frida est là. On ne l’entend toujours pas. « L’incommunicabilité », chantait naguère Henri Tachan. Tel est le thème de ces deux pièces, qui se font écho. Deux couples, parents et grands-parents, et Frida entre eux tous. Qui ne dit mot. Le nez dans la farine. À méditer.

* Fredrik Brattberg, Le Père de l’enfant de la mère/Sur la côte sud (Faren til barnet til moren, 2014/Sørsida, 2019), trad. Jean-Baptiste Coursaud, L’Arche, 2020

Sans autorisation

 Un roman est fait pour cela : permettre au lecteur de s’approprier une histoire, de vivre avec ses personnages. Ximea Escalante est un nom qui compte dans le milieu du théâtre mexicain. Née en 1964, elle a déjà publié de nombreuses pièces, dont plusieurs ont été primées. Avec Sans autorisation (sous-titré « Une parenthèse d’Une Maison de poupée d’Henrik Ibsen »), elle s’accapare deux des personnages du drame Une Maison de poupée de Henrik Ibsen, Nora et Krogstad, au moment où la pièce s’achève. « On est différents », dit Krogstad à Nora, « on vient de mondes qui ne devraient pas se toucher ». Et à les écouter, on s’aperçoit en effet qu’ils n’ont pas grand chose à partager. Mais Krogstad est autrefois venu en aide à Nora et il n’a cesse de le lui rappeler pour mieux la tenir aujourd’hui. Il voudrait devenir son amant, elle refuse. « ...Les hommes font du mal », dit-elle, « les femmes détruisent », répond-il. Ils se lancent au visage diverses insultes avant de tomber sur un accord qui n’en est pas un. Intelligemment revisitée, prolongée, la pièce d’Ibsen est toujours d’actualité, comme le prouve Ximena Escalante.

 

* Ximena Escalante, Sans autorisation (Sin permiso fuera de casa), trad. de l’espagnol (Mexique) par Philippe Eustachon, préf. Gabriela Vidal, Le Miroir qui fume, 2019

Vent fort

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« C’est devant cette fenêtre que je m’assois/pour regarder dehors », explique l’Homme, le premier narrateur de cette pièce de Jon Fosse, Vent fort. Rentrant d’une longue absence, il se retrouve dans un appartement, celui où sa Femme vient d’emménager. Mais celle-ci vit maintenant avec un Jeune homme. Lequel pense que le mieux est de faire ménage à trois. Le sujet est mince, le style de Fosse fort répétitif : « L’homme : Je ne voulais pas déménager/de l’appartement où on habitait. La femme : Oui c’est ça/tu ne voulais pas déménager. L’homme : Non je ne voulais pas déménager. La femme : C’est pour ça que j’ai déménagé... » Et ainsi de suite, sur une cinquantaine de pages. On apprécie ou pas. Disons que, selon nous, ce n’est pas le chef-d’œuvre de l’écrivain récipiendaire du prix Nobel de littérature 2023. (Vent fort sera créé du 4 au 7 mars 2025 à la Maison des arts de Créteil, dans une mise en scène de Gabriel Dufay.)

* Jon Fosse, Vent fort (Sterk vind, 2021), trad. du néo-norvégien Marianne Ségol-Samoy, L’Arche (Scène ouverte), 2024

Rêve d’automne/Dors mon petit enfant/Et jamais nous ne serons séparés/Visites

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« On ne s’est pas vus/depuis longtemps/et on se rencontre ici/dans l’obscurité de l’automne/dans un cimetière/et cela au moment/où je venais justement de penser à toi/où tu me manquais », dit l’Homme à la Femme, les deux personnages de la première pièce de ce recueil de Jon Fosse (né en 1959 à Haugesund), Rêve d’automne. La suivante, Visites, relate la découverte par un jeune homme des violences que le nouveau compagnon de sa mère fait subir à sa sœur. Celle-ci a dix-neuf ans, l’homme largement plus du double. Le ton monte lentement mais sûrement. Avec Jon Fosse, l’économie de moyens est un genre en soi. Ses personnages échangent, sans s’épancher. Ils livrent peu d’informations et de fait, toutes sont essentielles. Les situations sont banales, de celles que nous connaissons tous, elles sont contemporaines. « Elle et moi nous sommes cet endroit/et vous autres/vous êtes là tout simplement/vous ne me concernez pas/vous ne nous concernez pas... » (Dors mon petit enfant) Il n’y a jamais de véritable début ni de fin : le temps file en boucle. Ainsi s’explique cette impression d’entrer dans une pièce de Jon Fosse comme dans un songe. « Je dois cesser d’attendre/Je ne peux pas attendre comme ça/Je suis grande et forte et belle/Je ne dois pas attendre... » (Et jamais nous ne serons séparés) Entre le poème, le journal intime et le roman. Un théâtre quelque peu intimiste, une voix qui perce du sommeil et de l’inconscient et qui ne s’oublie pas.

* Jon Fosse, Rêve d’automne/Dors mon petit enfant/Et jamais nous ne serons séparés/Visites (Draum om hausten, 1999/Besøk, 2000/Sov du vesle barnet mitt, 1999/Og aldri skal vi skiljast, 1994), trad. Terje Sinding, prologue Irène Jacob, L’Arche (Scène ouverte), 2021

 

 

Et la nuit chante/Un Jour en été/Variations sur la mort/Hiver

Et la nuit chante et autres pieces

Comme dans la plupart de ses pièces, Jon Fosse est ici avare de moyens : Et la nuit chante met en scène deux personnages principaux, un jeune homme et une jeune femme, assortis de quelques autres, qui ne font qu’apparaître avant de vite disparaître. Les problèmes de communicabilité rythment la progression du jeu. On n’est pas loin du Bergman des débuts, quand le cinéaste montrait des couples en pleine déréliction et leurs efforts vains pour tenter d’y remédier. « ...J’ai tellement attendu/Tu aurais pu rentrer plus tôt/J’attends et j’attends/Je vais jusqu’à la fenêtre/Je retourne au canapé/Je m’allonge de nouveau/Je me lève de nouveau/J’attends et j’attends », dit le jeune homme qui cherche à se faire publier à celle qui est la mère de leur enfant et qui l’a peut-être trompé cette nuit. Dans Un Jour en été, un homme part en barque dans le fjord près de sa maison pour échapper aux amis de sa femme. Il ne reviendra pas. Toutes les pièces de Jon Fosse demandent à être lues – et jouées – sur le mode intimiste. « ...J’ai/oui l’impression de te connaître/depuis longtemps/je parle sérieusement/je ne plaisante pas/c’est comme ça/depuis toujours/en quelque sorte/je te connais/étrange/pas vrai ». Étrange, en effet, puisque les deux personnages de Hiver, une femme et un homme, séjournent à l’hôtel et se sont rencontrés peu auparavant. Mais elle le convainc de renoncer à son épouse pour vivre le moment présent avec elle, qui est devenue sa « nana ». Passé et présent continuent de se mêler dans la dernier pièce, Variations sur la mort. Les personnages vont jusqu’à s’effacer (« Tu n’es plus/dans ton visage/Tes yeux/ne sont plus tes yeux... »), à s’éclipser de la scène. Qu’est-ce d’autre, la vie, qu’un jeu d’ombres ? Nous sommes là, nous conversons, nous nous heurtons, nous filons tout à coup pour une destination inconnue et personne ne peut nous suivre. Personne n’en a ni le souhait ni même la prime intention. Jon Fosse parvient très bien à relater ce parcours de l’absurde, auquel nul d’entre nous ne saurait échapper. Le volume Et la nuit chante se termine par un texte, « Pourquoi j’écris », publié pour la première fois en 2000. Très beau texte concis. J’utilise aujourd’hui, dit Fosse, « un langage qui n’est pas en premier lieu concerné par la signification, mais qui avant tout est, qui est lui-même, un peu comme les pierres et les arbres et les dieux et les hommes, et qui ne signifie qu’en second lieu. » Le langage pour lui-même, mais pas uniquement car le langage s’autodétruirait s’il n’avait pas d’autre débouché. « ...Lorsque j’écris un texte qui me paraît bien écrit, quelque chose de nouveau vient au monde, quelque chose qui n’était pas là auparavant... » Il serait temps de lire Fosse, de l’entendre sur scène, de découvrir celui qui est une des plumes les plus singulières de la littérature nordique d’aujourd’hui, par-delà le théâtre.

* Jon Fosse, Et la nuit chante/Un Jour en été/Variations sur la mort/Hiver (Natta syng sine songar, 1998/Ein sommar dag, 1998/Vinter, 2000/Dødsvariasjonar, 2002/Skrivingas Gnosis, 2000), trad. Terje Sinding, prologue Irène Jacob, L’Arche (Scène ouverte), 2021

 

Jeune fille sur un canapé/Ces yeux

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C’est à une famille en pleine implosion que Jon Fosse donne la parole dans Jeune fille sur un canapé. La femme, la fille, la mère, la sœur comme personnages principaux, plus un oncle et un père et une sœur plus âgée et un vieux père. La mère peint, mais celle est insatisfaite de son travail. « Je peins une jeune fille sur un canapé/Et ça devient le tableau d’une jeune fille sur un canapé/ni plus ni moins ». La fille désire peindre à son tour. À l’oncle est attribué le rôle de l’amant de la mère, au père, celui de marin parti depuis longtemps, assis « à se rouler des cigarettes » dans un « foyer pour marins ». Défiance et délitement se succèdent. Les personnages se ressemblent, se contredisent, s’opposent. Ils ne sont qu’eux-mêmes et pourtant, tous les protagonistes de cette pièce semblent interchangeables. La parole devient un maelström, un coup de poing dans l’estomac.

La pièce suivante, Ces yeux, traite du temps qui passe. Conçue comme une vague, qui recule, revient, recule, elle met en scène une jeune femme et une jeune homme et « des voix ». « On va trouver de quoi se chauffer/On va trouver de quoi manger »... Puis une femme âgée et un homme âgé les remplacent. L’homme et la femme sont ensemble, comme pour le meilleur et pour le pire, le temps les rapproche, le temps les éloigne. Ce va-et-vient, sans cesse. « Je ne veux plus être ici » : « tu ne dois pas dire ça ». Conclusion ? « Nous sommes le monde. » Du Jon Fosse.

* Jon Fosse, Jeune fille sur un canapé/Ces yeux (Jenta i sofaen, 2003, Desse auga, 2007), trad. du néo-norvégien Marianne Ségol-Samoy, L’Arche (Scène ouverte), 2020

 

Parages n°6, « Focus sur Jon Fosse »

« Après avoir lu les textes de l’auteur norvégien Jon Fosse et rencontré Marianne Ségol-Samoy, nouvelle traductrice de l’œuvre à la suite du remarquable travail de Terje Sinding, Lancelot Hamelin a souhaité écrire sur celui qui a bouleversé la forme, le ton et le langage dramatiques en Europe », annonce Frédéric Vossier, maître-d’œuvre, en avant-propos du numéro de la revue Parages publiée par le Théâtre national de Strasbourg et les éditions Les Solitaires intempestifs. Né à Haugesund en 1959, auteur, d’abord, de romans, d’essais et de livres pour enfants, Jon Fosse est aujourd’hui avant tout connu comme dramaturge. Il est, avec Ibsen, le Norvégien dont les pièces ont été le plus jouées au monde. Jusqu’ici, Terje Sinding les traduisait en français. Marianne Ségol-Samoy prend la relève et son travail avec Fosse est ici présenté. Jon Fosse, qui écrit en nynorsk (« langue majoritaire utilisée par une minorité »), l’une des deux langues officielles de la Norvège (avec le bokmål), met souvent en scène des personnages qu’on n’entend pas d’habitude, qu’on ne voit pas, en proie à une solitude existentielle. Son entretien avec l’auteur Lancelot Hamelin met en lumière ses desseins. C’est un choix politique, pour Fosse, de s’exprimer en nynorsk : « Aujourd’hui l’anglais est la langue dominante comme le latin l’a été à son époque. Une langue commune est nécessaire, mais celle-ci devient malheureusement terne et inexpressive. Une langue d’aéroport. S’il y a une chose à laquelle une langue vivante ne doit pas ressembler, c’est bien à ça. En revanche, elle pourrait ressembler à une vieille maison ou à de vieilles personnes. » Ce numéro de Parages est dense, l’œuvre du dramaturge norvégien est présentée sous ses différentes facettes – à lire, avant de lire le théâtre de Fosse ou, mieux, de le voir joué sur scène.

 

* Parages n°6, « Focus sur Jon Fosse », Théâtre national de Strasbourg/Les Solitaires intempestifs, 2019

Réparer Une Maison de poupée d’Ibsen ?

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Sous-titré « Réécritures, remaniements et suites (1879-1903) » et publié sous la direction de Marthe Segrestin, ce volume, Réparer Une Maison de poupée d’Ibsen ?, donne à lire le drame de l’écrivain norvégien tel que nous le connaissons aujourd’hui, toujours dans la traduction du comte Moritz Prozor, mais aussi ses multiples modifications, en fonction des époques et des lieux où il a été joué. « D’emblée, la pièce a eu un retentissement exceptionnel. La première édition, qui paraît quelques jours avant la création de la pièce à Copenhague en décembre 1879, est épuisée en moins d’un mois. Dès le début de l’année 1880, la pièce est jouée à Stockholm, Christiana (Oslo), Bergen, Helsingfors (Helsinki), puis elle est jouée en Allemagne, en Autriche, en Russie, en Pologne, avant de s’imposer dans toute l’Europe et aux États-Unis », est-il écrit dans la longue introduction de cet ouvrage. Une Maison de poupée n’a pas manqué de créer des controverses. La pièce était-elle acceptable ? Jouable en l’état ? Pour beaucoup, la réponse était clairement négative. Au XIXe siècle, en France, et même dans les deux dernières décennies du siècle, les personnages sur scène étaient stéréotypés. Le théâtre dit de boulevard livrait des farces (le mari, la femme et l’amant) dont le succès ne se démentait pas. Précurseur, bien que quelques autres auteurs aient déjà abordé le thème (notamment la Norvégienne Camilla Collett, la Suédoise Fredrika Bremer ou encore son compatriote et rival Bjørnsterne Bjørnson) Henrik Ibsen a traité là de l’émancipation féminine, comme il s’y emploiera dans d’autres drames. Ce, alors que la place des femmes dans la société était un sujet qui alimentait les passions polémiques – on peut penser aux propos de Strindberg. « La valeur mythique de la pièce ne se limite pas seulement au nombre de traductions, de mises en scène et d’adaptations à la scène et à l’écran, mais aussi au prisme de l’intensité des débats qu’elle a suscités chez les contemporains d’Ibsen et du dialogue intertextuel qu’elle a fait éclore. » Dès sa création et malgré la complexité des personnages ibséniens, jamais d’un seul tenant, voire emplis de contradictions, le drame a connu des transformations, au moins partielles. Des romanciers, des dramaturges, des critiques se sont ingéniés à la réécrire. « ...Un nombre d’œuvres considérable (…) ont offert des échos, des réponses, des prolongements à la pièce, sans que la frontière entre greffe (hypertexte) et interférence (intertexte) soit toujours facile à identifier. » Au-delà du succès d’un jour. Ce n’est donc pas un hasard si la postérité d’Ibsen, au travers de cette pièce et d’autres, perdure. Ses personnages sont complexes, nullement d’un bloc, et leur humanité leur assure une postérité qui ne s’est pas démentie. Les thèmes qu’il affectionnait demeurent actuels et pour beaucoup sont toujours non moins polémiques qu’autrefois. À l’heure d’un wokisme pesant qui voit la réécriture des livres de Roald Dahl (écrivain considéré comme plutôt pour enfant, d’origine norvégienne) ou la polémique autour de l’œuvre de JK Rowling (Harry Potter), qu’en serait-il d’Ibsen, aujourd’hui ? Ce volume est le fruit d’un travail original et passionnant.

* Collectif, Réparer Une Maison de poupée d’Ibsen ? (traductions de Mickaël Adato, Charles Bonnot, Annie Bourguignon, Marie Mossé, Laurence Rogations, Marthe Segrestin, Florence Thérond et Julie Vatain-Corfdir), Classiques Garnier (Littératures du monde), 2022

La Dame de la mer

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« Je crois que, si l’homme avait pris, dès l’origine, l’habitude de vivre sur la mer – dans la mer, peut-être – nous aurions atteint aujourd’hui une perfection dont nous n’avons aucune idée. Nous serions meilleurs et plus heureux », pense tout haut Ellida, « la dame de la mer ». Adaptée à la Comédie française par Géraldine Martineau, actrice, metteuse en scène et autrice pour le théâtre, « d’après la traduction de Maurice Prozor », ce fameux « comte Prozor » traducteur en français d’une bonne partie de l’œuvre de Henrik Ibsen (1828-1906), cette pièce initialement publiée en 1888, La Dame de la mer, conte les tourments d’une femme : l’homme qu’elle a autrefois aimé et qu’elle croyait mort est de retour. Mais reprendre cette liaison n’est possible, Ellida a refait sa vie, elle est aujourd’hui la femme du respecté docteur Wangel et la belle-mère de ses deux filles. « ...C’est là que la tristesse humaine a sa racine la plus profonde », continue Ellida, comme pour elle-même. Quand cet homme la retrouve, elle est désemparée et Wangel, bon époux ou... bon propriétaire, s’interpose : « C’est à moi que vous devez vous adresser, pas à elle. Maintenant que vous savez à quoi vous en tenir, vous n’avez plus rien à faire ici. » Un mariage ne se brise pas ainsi, pour une parole donnée il y a des années, expose-t-il à Ellida. Mais elle est divisée – à quel prix est la liberté ? En dépit de certains aspects pas très loin du fantastique, La Dame de la mer est un drame qui peut paraître daté, les choses ne se passeraient plus exactement ainsi aujourd’hui – ou on peut le penser. Quoi que. Mais comme toujours chez Ibsen, les personnages sont très bien campés et emportent le lecteur ou le spectateur. Leur problématique, entre sûreté et liberté, n’en finit pas de résonner en nous.

* Henrik Ibsen, La Dame de la mer (d’après la traduction de Maurice Prozor, adaptation de Géraldine Martineau), Les Cygnes, 2023

Un Ennemi du peuple

Ce drame en cinq actes joués pour la première fois à Christiana (Oslo) en 1883, l’un des plus célèbres d’Ibsen (1828-1906), n’a rien perdu de sa pertinence. La nouvelle traduction, signée Éloi Recoing et que nous proposent les éditions Actes sud – Papiers, l’atteste. Quand le docteur Peter Stockmann découvre que l’eau des Bains de sa commune, une fierté pour tous ses habitants, est polluée, il tente d’en aviser ses concitoyens. Las ! « Quel essor tout à fait remarquable pour l’endroit en quelques années ! », lui rétorque le bailli, son frère. « L’argent afflue avec les gens, il y a de la vie, de l’animation. Le prix des maisons et des terrains monte de jour en jour. » Le chômage diminue. « Le fardeau de la pauvreté (…) pèse de moins en moins sur les classes possédantes... » La pollution et les maladies qui peuvent en découler, les actionnaires de la station thermale s’en fichent. L’intérêt immédiat les guide. Réduire au silence le docteur s’impose et les édiles de la ville rallient sans problème à leurs vues les démagogues soi-disant progressistes. Le voici traité d’« ennemi du peuple ». La voix de la majorité est-elle toujours la plus avisée ? s’interroge-t-il. « ...L’homme le plus fort au monde, c’est l’homme le plus seul », en vient-il encore à se dire. La défense de l’environnement passe au second plan quand des intérêts financiers sont en jeu ; tant de faits dans l’actualité le prouvent chaque jour. Un Ennemi du peuple est un texte qui n’a pas pris une ride – hélas !

 

* Henrik Ibsen, Un Ennemi du peuple (En Folkefiende, 1882), trad. Éloi Recoing, Actes sud (Papiers), 2019

Henrik Ibsen

Il est toujours plaisant de se plonger dans un ouvrage débordant d’érudition : sobrement intitulé Henrik Ibsen, le petit livre de Florence Fix, professeure de littérature comparée à l’Université de Rouen-Normandie, s’attache plus particulièrement à saisir l’homme de théâtre. De nombreux travaux ont été consacrés à l’écrivain et dramaturge norvégien Henrik Ibsen (1828-1906). En français, plusieurs dissèquent son art de la mise en scène et ses thèmes récurrents. Ce n’est pas un livre biographique ni hagiographique de plus que propose Florence Fix, qui connaît non seulement Ibsen, mais aussi le paysage théâtral dans lequel s’inscrit son œuvre. Elle tente ici d’en montrer le fil conducteur. « Dans ses premières pièces se lit déjà où va son intérêt : vers l’étude des caractères et des personnalités, vers leur mise à l’épreuve en une situation de crise, vers la division de l’individu tiraillé à la croisée des chemins, hésitant entre routine et audace, entre respect de l’usage et prise de risque. » Florence Fix reprend systématiquement chaque pièce (Brand, L’Ennemi du peuple, Le Canard sauvage, Edda Gabler, etc.) et tisse des liens entre les personnages – leurs personnalités et leurs actions. « Ibsen a trouvé son sujet : la société contemporaine. Il a aussi trouvé son style : le drame intense, découpé en actes sans scènes, centré sur un intérieur bourgeois poreux à la rumeur, constamment sous tension, en proie au doute. Le salon bourgeois comme miroir de la psyché, comme tempête sous un crâne, est désormais son cadre de prédilection. » Elle montre encore le modernisme des thèmes d’Ibsen, difficile à étiqueter politiquement. Les anarchistes l’ont souvent acclamé ; ce n’est pas tout à fait un hasard. Mais l’auteur de La Maison de poupée délivre une œuvre non partisane, qui se veut avant tout le reflet d’une époque, de mœurs déterminées. « Dans les drames ibséniens, le passé ne passe pas, les égarements de jeunesse, qu’ils soient des actions avérées ou des pensées coupables, ont des effets concrets. » Une très bonne introduction, ce livre, pour lire et relire le dramaturge, pour découvrir et redécouvrir ses pièces toujours jouées de par le monde.

 

* Florence Fix, Henrik Ibsen, Ides et Calendes (Le théâtre de), 2020

 

Voix d’Israël

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Une guerre ne compte que des perdants. De bonnes âmes le clament à juste titre depuis la nuit des temps. Et pourtant, pas un jour ne se passe sans qu’une guerre ne soit en cours ici ou là. Depuis, également, la nuit des temps. Celle qui oppose Israéliens et Palestiniens remonte (pour faire simple) à 1948, après que les premiers ont investi massivement le territoire des seconds. C’était au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, et les Juifs avaient été victimes d’un génocide. Les effets de cette installation se poursuivent. À mi-chemin entre le théâtre et le documentaire, cette pièce, Voix d’Israël, issue de témoignages recueillis par l’organisation israélienne de gauche Breaking the silence (« Nous pensons que l’un des meilleurs moyens pour Israël d’assurer la sécurité est d’assurer le bien-être des Palestiniens, en mettant fin au cycle de la violence », affirme-t-elle sur son site) peut constituer une amorce de réflexion. Donnant la parole à plusieurs personnages dont, longuement, des soldats israéliens, le dramaturge norvégien Finn Iunker montre la haine qui est cultivée de part et d’autre. « D’un côté t’as les boules contre Israël parce que les colons sont là. De l’autre t’as la haine contre les Arabes qui tuent tes amis et font des tonnes de problèmes. » La bonne volonté est la grande absente de la région, mais peut-on vraiment l’attendre au cours d’un conflit que certains, de grands esprits en quête d’une impossible paix, ont qualifié de fratricide ? Plus il se prolonge, plus grande est l’exaspération, conduisant aux pires saloperies. Les bouchers ont les mains libres. Les religions ou les nationalités importent peu. Les causes deviennent des prétextes. La haine s’intensifie, s’exacerbe. La haine devient le seul moteur des combattants. Avec la vengeance, l’éternelle et terrible vengeance – mais haine et vengeance sont les deux faces d’une même médaille. C’est « tellement facile de passer du côté de la violence ». Sans doute est-il peu évident de ne pas prendre parti, mais en n’exposant quasiment que la violence – certes abjecte – émanant des rangs israéliens, cette pièce laisse, nous semble-t-il, le lecteur ou le spectateur dubitatif.

* Finn Iunker, Voix d’Israël (Stemmer fra Israel, 2017), trad. Maruen Marin & Tone Røthe, Les bras nus, 2022

Play alter native, La Mort d’Orkhon, Le Meurtre honteux de la rue Skippergata

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Une petite maison d’édition bretonne, Les bras nus, vient d’avoir la bonne idée de publier trois pièces de théâtre de Finn Iunker : Play alter native, La Mort d’Orkhon, et Le Meurtre honteux de la rue Skippergata. Né en 1969, Finn Iunker est l’un des dramaturges norvégiens contemporains les plus joués dans son pays ; le succès le récompense également à l’étranger. Il traite de questions d’actualité quelque peu à la façon des contes. Ainsi, dans Play alter native, s’interroge-t-il (quelque part entre le Henrik Ibsen de L’Ennemi du peuple et le H. C. Andersen des Habits neufs de l’empereur) sur la question du pouvoir et, au-delà, de la légitimité et de la légalité. « Dans un royaume coulait une rivière qui fut un jour empoisonnée. Les habitants y burent et devinrent fous. Seul le roi continuait à boire sa propre source et restait normal. » La Mort d’Orkhon voit des personnages converser à Oulan Bator, en Mongolie, pays où abondent les touristes : « Et quand il y a quelque chose dont ils ont besoin, qui leur manque, ou qu’ils veulent, et qu’ils découvrent que ce quelque chose existe, ils sont prêts à payer pour. » Ces personnages vivent comme ils le peuvent, difficilement, jusqu’au jour où la roue tourne : « …On est plus des mendiants maintenant. On est des artistes. » Et les voilà qui tuent le père, autrement dit l’auteur, Finn Iunker lui-même ! Le Meurtre honteux de la rue Skippergata (ou de la Skippergata puisque « gata » signifie déjà « rue »), commence par une pénible scène de viol. Un voleur de vélo est arrête peu après. Il nie, un procès a lieu, il est condamné, incarcéré. La victime est vite oubliée. « Je ne suis personne. Je suis une demoiselle anodine du quartier portuaire d’Oslo. J’ai été tuée et jetée dans une cave en 1957. Les documents de l’affaire Torgersen pèsent des tonnes. Mon cœur ne pesait pas plus de 230 grammes. (…) La vie venait tout juste de commencer. » Finn Iunker se revendique de l’art brut. Ses textes s’inspirent de ce qu’il voit, de ce qui a lieu autour de lui. Leur pertinence n’est est que plus forte.

 

* Finn Iunker, 3 pièces brutes (Play alter native, La Mort d’Orkhon, Le Meurtre honteux de la rue Skippergata), Les bras nus, 2017

Samferdsel

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Du Norvégien Finn Iunker (né en 1969), les éditions Les Bras nus avaient déjà proposé plusieurs pièces. Dans Samferdsel, elles lui donnent la parole pour une interview réalisée par Sven Åge Birkeland (né en 1960). Le théâtre de Iunker se veut en prise directe avec le monde contemporain, avec le réel. L’intrigue est tirée de faits d’actualité et le public visé n’est pas, ou pas uniquement, celui qui fréquente habituellement les lieux de spectacle. C’est donc un renouvellement total des pièces proposées, du choix des acteurs et du public accueilli que réclame Iunker : « Je voudrais (…) un théâtre ouvert à tous, jeunes et vieux, hommes et femmes, peau mate, peau blanche. Pourquoi on n’a pas de personnes en fauteuil roulant sur scène ? Pourquoi on n’a pas d’acteurs aveugles ? Pourquoi on n’a pas d’acteurs sourds ? Pourquoi faut-il toujours parler un norvégien parfait ? Pourquoi on ne peut pas avoir un théâtre qui serait un vrai reflet de la réalité et de la société dans laquelle nous vivons ? » Un petit ouvrage qui pose donc beaucoup de questions, certaines récurrentes depuis bien longtemps et d’autres plus ancrées dans notre époque, qui peut se lire en utile complément des pièces de Fin Iunker déjà publiées.

 

* Fin Iunker/Sven Åge Birkeland, Samferdsel (trad. Tone Røthe & Maruen Marin), Les Bras nus, 2017

 

La promesse

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Signée Joël Jouanneau, La Promesse est l’adaptation théâtrale du célèbre roman de Tarjei Vesaas Palais de glace (trad. Élisabeth Eydoux, Flammarion, 1963). Unn et Siss sont deux fillettes de onze ans. Unn habite chez sa tante et invite Siss dans sa chambre pour lui confier un secret. Le lendemain, elle disparaît. Armé de lanternes, le village entier se lance à sa recherche, jusqu’à parvenir à une cascade qui ressemble à un palais de glace, dans la rivière gelée. On ne la retrouve pas. Sept ans plus tard, Siss interroge la tante de Unn, dans l’espoir d’apprendre la vérité. Palais de glace est l’un des romans de Tarjei Vesaas les plus noirs. Sur la mort. Et les secrets. Un très beau roman, profond et subtil, comme Vesaas avait coutume d’en publier. S’emparer de ce roman pour le transcrire au théâtre pouvait relever de la gageure. Joël Jouanneau s’en tire cependant très bien et cette pièce brève, La Promesse, qui se termine sur un questionnement (et c’est tant mieux), permettra peut-être à de nouveaux lecteurs d’approcher l’œuvre du plus grand écrivain norvégien du XXe siècle – avant Sigrid Undset ou Knut Hamsun, selon nous.

 

* Joël Jouanneau, La Promesse (ill. Marion Kadi), Actes sud-Papiers (Heyoka jeunesse), 2017

Jours de joie

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Assis sur un banc très prisé près d’un cimetière, divers personnages conversent : une mère, une autre sœur ; un voisin, une voisine ; une ex-femme, un ex-mari ; etc.. De tout et de rien. De ces choses apparemment insignifiantes de la vie qui expliquent parfois des revirement, des destinées. « Je dis merci pour ça chaque matin. (…) Ça me rend heureuse, réellement heureuse, quand je me souviens de le faire. Et qu’y a-t-il de mieux qu’une petite joie ? » (Plus loin : « Qu’est-ce qu’une personne sans joie ? ») Une femme retrouve l’homme avec lequel elle a vécu, un orphelin parle de son père mort. Tous se croisent, échangent. S’écoutent ou ne s’écoutent pas. Comme à son habitude, le dramaturge norvégien Arne Lygre semble s’effacer pour laisser la parole à ces individus comme vous et moi, montés sur scène. « Nous nous avions les uns les autres. » C’est quelquefois drôle, d’autres fois pathétique. « Partir dans ton dos avec ta meilleure amie. » Touchant, toujours.

* Arne Lygre, Jours de joie (Tid for glede, 2022), trad. Stéphane Braunschweig & Astrid Schenka, L’Arche (Scène ouverte), 2022

Nous pour un moment/Moi proche

Des personnages parlent de leur vie sentimentale à brûle-pourpoint, dans cette pièce de Arne Lygre, Nous pour un moment. Pas vraiment de fil directeur. Il y a « Une personne ; Un-e ami-e ; Une connaissance ; Un-e inconnu-e ; Un-e ennemi-e ». Ils se regardent, se confient leurs tourments, se jaugent, se repoussent. « Ce n’est pas de l’amour » ? À voir. « Chez Lygre, l’autre apparaît toujours à la fois comme un besoin et une menace. Son écriture simple et virtuose explore de manière souvent ludique l’ambivalence des liens et l’instabilité contemporaine des relations et des identités », observe Stéphane Braunschweig, traducteur et metteur en scène de l’auteur. Approche similaire dans la deuxième pièce de l’ouvrage, Moi proche. Deux femmes jouent sur d’incertaines identités. Qui est l’une ? Qui est l’autre ? On sait que souvent « je est un autre », mais l’autre peut être fort différent de soi et renvoyer une image qui viendra, à un moment, en complémentarité. « Quand tu rencontres quelqu’un avec qui tu as un bon feeling, tu as facilement tendance à te rapprocher de cette personne. C’est comme ça que je t’imagine. » Auteur de romans, de nouvelles et de pièces de théâtre, Arne Lygre (né en 1968) propose, avec ce quatrième volume publié chez L’Arche (après L’Homme sans but, Je disparais et Rien de moi), plus, précédemment, Maman et moi et les hommes aux Solitaires intempestifs, une œuvre dramatique de premier plan, très personnelle.

 

* Arne Lygre, Nous pour un moment/Moi proche (La deg være/Meg nær, 2016-2019), trad. Stéphane Braunschweig et Astrid Schenka, L’Arche (Scène ouverte), 2019

 

 

Ultimatum/Pluie dans les cheveux

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Présenté tête-bêche, ce livre contient deux pièces de théâtre conçues pour la radio par Tarjei Vesaas : Ultimatum et Pluie dans les cheveux. Ultimatum présente plusieurs personnages, tous jeunes et, sauf le prénommé Arnold, plutôt sceptiques devant la guerre en cours. Y participer ? Refuser ? Comme toujours chez Vesaas, les propos parviennent à être simultanément précis et évasifs. Avec Pluie dans les cheveux, ce sont les discussions et les émois de jeunes gens qu’il donne à entendre. Qui est allé danser ? Avec qui ? Que s’est-il passé ? (À propos de cette pièce, on peut penser, pour le thème et l’ambiance générale, à Elle n’a dansé qu’un seul été, du Suédois Per Olof Ekström.) « Ne prends pas les choses trop au sérieux, va. À ton âge, c’est comme de la pluie dans les cheveux. » Ces deux pièces radiophoniques, qui n’avaient jamais été publiées et encore moins traduites en français, sont intéressantes à replacer dans l’œuvre de l’auteur (Ultimatum a été écrite en 1932, Pluie dans les cheveux à la fin des années 1950, précise Olivier Gallon dans une postface) afin de mieux discerner ses sujets de prédilection (par exemple l’enfance et l’entrée dans l’âge adulte, ou la guerre et le totalitarisme), traités dans ses romans (Le Germe, Les Oiseaux, L’Incendie, etc.).

 

* Tarjei Vesaas, Ultimatum/Pluie dans les cheveux (Ultimatum/Regn i hår), trad. du nynorsk Marina Heide, Guri Vesaas, Olivier Gallon, La Barque, 2016

Siss et Unn

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Cette pièce de théâtre destinée aux lecteurs à partir de 10 ans est inspirée du roman de l’écrivain norvégien Tarjei Vesaas Palais de glace, confie la comédienne Mali van Valenberg, qui nous avait déjà présenté une pièce adaptée d’un conte de HC Andersen, Semelle au vent, en 2017. Aujourd’hui, elle met donc en scène les deux personnages féminins, Siss et Unn, au centre de Palais de glace, qui ne se sont pas vus depuis vingt ans. « Elles sont là aujourd’hui à se dévisager. Et dans les yeux de l’autre, on peut se souvenir. » Une cour d’école, en 2002. Unn s’accroche à l’arbre, au milieu, observée par Siss, qui imite un oiseau. « Madame, il y a une fille paumée dans la cour », s’exclame Siss, lorsqu’elle remonte en classe. Son enseignante lui demande d’aller la chercher. « Elle doit venir d’ailleurs, oui c’est sûr, il y a du feu dans ses yeux, c’est une enfant traumatisée, c’est ça, elle n’a pas mangé depuis trois mois, ça se voit... » Les deux filles sympathisent, se confient leurs secrets, échangent leurs vêtements... Mais Unn rompt le pacte tacite : « C’est comme s’il y avait un petit monstre en moi. Un monstre imprévisible capable de surgir n’importe où n’importe quand... » Poursuivant sa lecture, Mali van Valenberg ne s’éloigne qu’à peine du roman de Vesaas. Elle propose là un beau texte intelligent, chargé de sensibilité et de questionnements, très facilement adaptable au théâtre.

* Mali van Valenberg, Siss et Unn, Lansman (Jeunesse), 2023