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L’Incendie

L incendie

Tandis que les éditions Cambourakis rééditent Les Oiseaux, le roman sans doute le plus connu (avec Palais de glace) de Tarjei Vesaas (1897-1970), voici L’Incendie, aux éditions La Barque/L’Œil d’or. Publié en français initialement en 1979, réédité en 2012, il s’inscrit entre Les Oiseaux (1957) et Palais de glace (1963) puisque en librairie, en Norvège, en 1961. Tout l’univers de l’écrivain se retrouve dans ce volume, un monde à la fois onirique et fantastique et cependant terriblement inscrit dans la réalité. Le lecteur suit « d’un pas mal assuré » Jon, le jeune personnage principal « venu chercher du travail » par un après-midi d’automne « chaud et beau ». Au fur et à mesure de son avancée dans la campagne norvégienne, Jon croise des individus avec lesquels il ne sait comment se comporter. Que faire, par exemple, face à cette femme qui lui montre des « moutons à demi-morts, mêlés à ceux qui avaient déjà perdu la vie et ne bougeaient plus – le tout dans des nuées de sombres mouches à viande » ? Que s’est-il passé ? La réponse importe assez peu. Le monde est tel qu’il est, pourrait dire Jon (imitant son écrivain de géniteur), difficilement compréhensible à certains moments, d’autant plus lorsque le rêve imprègne une réalité instable. Les rencontres qu’il fait, comme cette jeune fille ou cet automobiliste, le désarçonnent, lui qui ne sait pas ce qu’il cherche. « Jon ne comprenait pas où ce conducteur se rendait, lui non plus ne devait avoir nulle part où aller. » Mais peu importe, il traverse une rivière, un lac, sillonne une forêt, gravit une montagne. Il est là et pourtant, est-il légitime, comme l’interroge un scieur coupable d’avoir tué un enfant ? La question taraude l’ensemble de l’œuvre de Tarjei Vesaas. « ...Est-ce que je suis ? (…) Comment suis-je arrivé ici ? » Avec des thèmes récurrents, des sujets esquissés d’un livre à l’autre : les oiseaux, les ponts, le feu... L’individu seul, définitivement seul – bien que parmi ses contemporains. « Qu’est-ce qu’il venait faire ici ? Qu’est-ce qu’il irait faire ailleurs ? » « À quoi, à qui songe-t-on ? » interroge Olivier Gallon dans sa postface. « À Ingmar Bergman », répond-il, « (…) et à Kafka... » Et à Stig Dagerman, pouvons-nous ajouter, le Dagerman des Wagons rouges ou du Serpent. Une œuvre dans laquelle l’individu est comme livré à lui-même – et ce n’est pas forcément ce qui peut lui arriver de mieux. Vesaas ? À découvrir (et dans ce cas pourquoi ne pas commencer par ce superbe et singulier roman, L’Incendie ?), à redécouvrir.

* Tarjei Vesaas, L’Incendie (Brannen, 1961), trad. du néo-norvégien (nynorsk) Régis Boyer, postface Olivier Gallon, La Barque/L’Œil d’or, 2022

Nuit de printemps

Nuit de printemps  vesaas

C’est toujours dans un monde onirique, quel que soit son sujet central, que Tarjei Vesaas (1897-1970) fait entrer le lecteur. Il fut l’une des plus grandes plumes de la littérature norvégienne. L’une des plus puissantes, des plus touchantes. Souvenons-nous du magnifique roman Les Oiseaux. Ou de Palais de glace. C’est encore une fois le thème de la fraternité, ici entre un jeune garçon, Hallstein, et Sissel, sa grande sœur, qui guide Vesaas. Ils sont seuls dans une maison, à la sortie d’une petite ville. Leurs parents sont partis pour on ne sait trop quelle raison et ne reviendront que le lendemain. Tout à coup des inconnus frappent à leur porte. Deux hommes (le père et son fils), deux femmes (la compagne du père et celle du fils, qui va accoucher, ce qui justifie la halte urgente) et une fillette. Les inconnus se montrent plutôt intrusifs. Et voici Hallstein et Sissel obligés de réagir au pied levé. La situation leur échappe mais ils ne se désistent pas. Puis tout le monde repart chez soi. La vie reprendra-t-elle comme auparavant ? « La maison penchait et inclinait de plus en plus, mais d’une manière douce et sécurisante. Hallstein s’étendit et posa la tête sur les genoux de Sissel qui entreprit d’enrouler les cheveux de son frère entre ses doigts. Et soudain Hallstein frémit à cette pensée : Tout ceci n’est qu’un rêve que nous avons fait ! » Entre poésie et loufoquerie, le talent de Tarje Vesaas se déploie une fois de plus et le lecteur ne peut que souhaiter la publication future d’autres textes inédits

 

* Tarjei Vesaas, Nuit de printemps (Vårnatt, 1954), trad. Jean-Baptiste Coursaud, Cambourakis, 2015

Ces instants-là

Herbjørg Wassmo Ces instants-là

Oubliées, momentanément sans doute, Tora, Dina, Karna, ces grandes figures qui se confrontent avec l’Histoire de leur pays ? Pas tout à fait, peut nous répondre Herbjørg Wassmo, car dans Ces instants-là, pour moins exceptionnelle qu’elle soit, la figure centrale du roman est aussi une femme forte. Ou plutôt une jeune femme des lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, que le lecteur va suivre dans le nord de la Norvège. Le pays a souffert de l’occupation allemande mais se remet. « Si seulement ils s’envolaient en fumée, tous ceux qui veulent la guerre. » Mère à dix-sept ans, elle se marie avec un autre homme que le père de son garçon, devient institutrice, a une fille… Son mari passe beaucoup de temps à chasser et lui offre une machine à coudre rutilante. La vie normale ? Peut-être pas si normale, songe-t-elle, ne supportant guère sa condition de « femme ». « …Les héros du foot, les soldats et les chasseurs » la barbent. Elle écrit. Des nouvelles, des poèmes, qui sont publiés, qui recueillent immédiatement un certain succès. Sa famille, ses collègues ne la comprennent pas. Cherche-t-elle à se distinguer des autres ? Ailleurs, ce pourrait être bien vu, mais ici, en Norvège… Qu’importe. Elle reprend des études. Achève un roman, qui est publié également. Sa vie bascule. Finalement, Ces instants-là est bien un livre dans la lignée des précédents de Herbjørg Wassmo. Son personnage principal, dont on ne sait même pas le nom peut-être parce qu’il s’agit de celui de l’auteure, retourne, avec l’écriture, le cours de sa vie. Discrètement, sans se montrer prétentieuse, elle fait des choix, qui sont les siens. Herbjørg Wassmo se place là dans le sillage de Knut Hamsun, le Prix Nobel honni pour avoir encensé le nazisme mais natif de la même région qu’elle, et, plus sûrement, de la Danoise Tove Ditlevsen (1918-1976), plusieurs fois citée et sorte de grande sœur qui lui indiquerait le chemin. Des choix sont faits dans Ces instants-là. Des choix de femme libre. D’individu libre.

 

* Herbjørg Wassmo, Ces instants-là (Disse øyeblikk, 2013), trad. Céline Romand-Monnier, Gaïa, 2014

Le Testament de Dina

Avec Le Testament de Dina, Herbjørg Wassmo conclut le cycle (Le Livre de Dina, Fils de la providence, L’Héritage de Karna) consacré à cette femme d’exception, dans la rude Norvège du XIXe siècle. Dina est morte et, lors de ses funérailles, Karna, sa petite-fille, révèle les crimes qu’elle a commis. Sitôt fait, Karna sombre dans le mutisme et la folie. Benjamin et Anna, ses parents, la font hospitaliser près de Copenhague. « Elle avait le visage gris et maigre. Le regard éteint. Des touffes de cheveux emmêlés. Le front strié de rides profondes et la bouche cave. D’une main, elle chassait une chose invisible sur sa joue. Karna n’était plus elle-même. » Le Testament de Dina voit s’enchevêtrer plusieurs destins : celui de Karna, condamnée peut-être à croupir dans cette « maison des fous » jusqu’à son dernier jour ; celui de Benjamin, qui décide d’accepter un poste de chirurgien à l’hôpital de Copenhague pour se rapprocher de sa fille ; celui d’Anna, qui renonce progressivement à son désir de devenir pianiste, pour un poste d’infirmière, dans cette même ville, et qui vit un amour passionné avec Joakim, charismatique chef de clinique chargé des soins de Karna ; sans oublier Peder, dont l’amour pour cette dernière ne faiblit pas et qui relève le domaine de Strandstedet, s’affrontant à la fureur et à la violence de son frère Wilfred. Avec sa manière particulière de toujours conter plutôt ce qui va advenir que ce qui est en cours, accentuant ainsi la pression de l’intrigue, Herbjørg Wassmo offre là, une fois de plus, un puissant roman.

 

* Herbjørg Wassmo, Le Testament de Dina (Den som ser, 2017), trad. Loup-Maëlle Besançon, Gaïa, 2018