O-P

Bienvenue à Korototoka

« La communauté de dames est une très bonne idée ! Bravo d’y avoir pensé ! » voici l’une des réactions que reçoit Kat, après avoir invité chez elle, dans la maison qu’elle occupe sur une île des Fidji, quatre de ses anciennes camarades de classe. Signé Anne Ch. Ostby (née en 1958 – Østby, de son vrai nom), Bienvenue à Korototoka est un roman moins fleur bleue que le titre pourrait donner à le penser. Il est vrai que l’auteure tente d’agir là où elle le peut pour les droits des femmes et des minorités « fragiles ». L’intrigue exprime cette volonté et chaque personnage a droit ici à une vraie description, même les membres du « petit personnel ». Quel projet pour les amies réunies dans la « vale nei Kat », la « maison de Kat » ? Car il en faut un, n’est-ce pas ? Pourquoi pas la fabrication de chocolat ? D’autant que la fille de l’une d’entre elles, en Norvège, est à même d’assurer sa promotion. Et tous et toutes de se retrousser les manches et de donner vie à ce projet.

 

* Anne Ch. Ostby, Bienvenue à Korototoka (Pieces of happiness/Biter av lykke, 2016), trad. Hélène Hervieu, Nil, 2019

 

Des Hommes dans ma situation

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L’écrivain Arvid Jansen était le personnage central de Maudit soit le fleuve du temps, l’un des précédents romans de Per Petterson. Ici, dans Des Hommes dans ma situation, le voici qui erre dans Oslo. Il n’a pourtant rien du piètre héros de Faim, de Hamsun (auteur dont Petterson revendique la filiation), plus âgé, moins dans le besoin ; il n’a rien non plus de Hamsun, comme le surnomment certains de ses amis ou ex-amis. « Rien de ce que j’avais écrit n’avait une quelconque parenté avec Knut Hamsun. Pas selon moi, en tout cas. Mais, tous, ils criaient ça. Salut, Knut Hamsun. » Turid, sa femme, l’a quitté un an plus tôt, emmenant avec elle leurs trois filles, et le quotidien lui semble bien vide à présent. « ...J’avais trente-huit ans, ma vie était un désert, il ne me restait plus rien. » Quand il la retrouve parce qu’elle l’a appelé à l’aide, c’est pour, après l’avoir secourue, la fuir au plus vite. Ses parents et ses frères sont décédés dans le naufrage du ferry Scandinavian Star en 1990, qui a fait cent cinquante-huit morts au cours de sa liaison Frederikshaven-Oslo (cf. Dans le sillage, aux éditions Circé). « Mon père était mort. Il n’y avait plus de passé. Il n’y avait que le présent. (…) J’étais tout neuf et entièrement seul. » Militant communiste, il s’inscrit à la fac, « en première année d’histoire. (…) Tout ça n’était pas pour moi. » Il trouve un emploi à la poste, « il me fallait seulement assez d’argent pour acheter des livres et pour manger. J’étais bien plus mince à l’époque. » Puis il obtient une bourse pour écrire. Il observe alors le monde avec circonspection, multipliant les gaucheries, déambulant d’un quartier d’Oslo à sa périphérie, connaissant les bois et les rivières des environs. Ses rencontres amoureuses ne le comblent pas, terminées avant même de commencer. Des Hommes dans ma situation est peut-être le plus intimiste des romans de Per Petterson. Des éléments autobiographiques le parsèment, mais comme tous les ouvrages de l’auteur, il s’agit là d’une œuvre de fiction. Ses thèmes récurrents sont abordés encore une fois avec force : l’individu seul au sein de la société, dans son travail, dans sa vie amoureuse, avec ses enfants... L’humour n’est pas absent et évite le pathos. Des hommes dans ma situation s’inscrit dans une œuvre de première grandeur.

* Per Petterson, Des Hommes dans ma situation (Menn i min situasjon, 2018), trad. Terje Sinding, Gallimard (Du monde entier), 2021

 

Le fleuve littéraire de Per Petterson

Per Petterson fait partie de ces écrivains discrets, qui composent une œuvre livre après livre sans prétendre à chaque fois nous mettre entre les mains le « roman du siècle ». Pourtant, ses romans, une fois lus, difficile de les oublier. Per Petterson fait partie de ces écrivains patients, qui conquièrent à chaque livre un public exigeant et attentif. En France, les éditions Circé avaient publié Jusqu’en Sibérie et Dans le sillage, deux romans peut-être trop intimistes pour valoir d’emblée à leur auteur la reconnaissance qu’il méritait. Jusqu’en Sibérie traçait le portrait d’une ouvrière danoise (dans des lieux, tel ou tel quartier d’Oslo ou l’île de Læsø, au Jutland, que le lecteur retrouvera plus tard) : « un très très beau récit », affirmait Denis Ballu, spécialiste s’il en est de la littérature et du cinéma nordiques (Nouvelles du Nord n°15, 2003). Quant à Dans le sillage, c’est d’un père et de son écrivain de fils que Per Petterson nous entretient, personnages qui réapparaîtront également, à peine modifiés, par la suite. Les éditions Gallimard nous ont ensuite proposé Pas facile de voler de chevaux, qui a enfin valu à Per Petterson un certain succès. « On allait voler des chevaux. C’est ce qu’il a dit quand j’ai ouvert la porte du chalet d’alpage où j’habitais avec mon père cet été-là. J’avais quinze ans. C’était en 1948, aux premiers jours de juillet. Les Allemands avaient quitté le pays trois ans plus tôt, mais j’ai l’impression qu’on n’en parlait plus. Pas mon père en tout cas. Il ne parlait jamais de la guerre. » La guerre, qui, justement, va constituer la toile de fond de ce roman subtile et nostalgique. Avec Maudit soit le fleuve du temps, l’écrivain confirme son talent : réussir à faire d’individus de la vie de tous les jours des personnages hauts en couleur, que le lecteur, le livre terminé, a l’impression de connaître depuis toujours. Je refuse nous entraîne dans une histoire d’amitié – d’amitié perdue, d’amitié espérée, retrouvée, incertaine. Avec, comme précédemment, des personnages puisés dans la vie quotidienne, tout en nuances, et un narrateur inséré à moitié seulement dans la société.

Né en 1952, Per Petterson est l’une des grandes plumes de la littérature norvégienne d’aujourd’hui. Ses romans s’imbriquent les uns dans les autres, à cheval entre la Norvège et le Danemark souvent, avec des personnages différents et néanmoins récurrents. Les liens familiaux, l’amitié, en tissent la trame, mais Petterson aborde aussi l’Histoire et la politique sans omettre de peindre le monde du travail. Sa manière de suggérer les relations entre les individus fait naître les émotions et chacun de ses livres parvient à jouer sur les multiples registres propres à la lecture, de l’onirisme à la mélancolie. Une belle œuvre, assurément.

 

* Jusqu’en Sibérie (Til Sibir, 1997, trad. Terje Sinding), Circé, 2002

* Dans le sillage (I kjølvannet, 2000, trad. Terje Sinding), Circé, 2005

* Pas facile de voler des chevaux (Ut og stjæle hester, 2003), trad. Terje Sinding, Gallimard (Du monde entier), 2006

* Maudit soit le fleuve du temps (Jeg forbanner tidens elv, 2008), trad. Terje Sinding, Gallimard (Du monde entier), 2010

* Je refuse (Jeg nekter, 2012), trad. Terje Sinding, Gallimard (Du monde entier), 2014

Les couleurs de ces jours-là…

Petterson je refuse

« Parfois, il vous est impossible de vous rappeler ce qui s’est passé à telle période de votre vie ; impossible de vous rappeler ce que vous avez fait, ce que vous avez dit et à qui ; impossible de vous rappeler le quotidien, les journées d’école, les anniversaires auxquels vous étiez invité. Mais vous vous rappelez les couleurs de ces jours-là, et les paumes de vos mains se rappellent si tel objet était doux, lisse ou rugueux, elles gardent le souvenir des pierres et des arbres, elles gardent celui de l’eau et de certains vêtements… »

(Per Petterson, Je refuse)