I-J

Juste une mère

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Quand, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Johannes Hartvigsen disparaît en mer alors que sa femme l’a quitté peu auparavant et qu’il s’est retrouvé seul avec sur les bras un garçonnet de cinq ans, la question se pose dans la petite communauté de pêcheurs de l’île de Barrøy, dans l’archipel des Lofoten : que faire de Mattis-Mathias ? D’autant que le gosse serait, en réalité, le rejeton d’un soldat allemand. De plus, il se démarque des autres en étant gaucher. Ingrid Barrøy (du nom de l’île sur laquelle elle vit) le prend sous son aile. Depuis toujours les habitants les plus âgés s’occupent naturellement des plus jeunes ou des plus faibles. Des enfants nés de l’occupation allemande ou russe, il y en a d’autres par ici et, honnêtement, cela remédie quelque peu à la dangereuse consanguinité. Peu de temps après, Johannes possède « une tombe au cimetière, avec une croix, qui est blanche », bien que les flots n’aient pas ramené son corps. « ...C’est la tradition, sur la côte, d’enterrer aussi ceux qui sont disparus, littéralement, de mettre en terre le souvenir d’une personne ». Olavia, l’ex-femme de Johannes, finit par réapparaître : dans « un bateau frigorifique » car elle est morte en Allemagne. « Voilà une enfant perdue revenue au pays dans un cercueil, avec trois noms de famille dont chacun éveille des associations complexes et malheureuses avec la guerre... » Avec Juste une mère, ce que se révèle donc être Ingrid, Roy Jacobsen poursuit la narration entamée dans Les Invisibles (puis Mer blanche et Les Yeux du Rigel), centrée sur un personnage de femme dotée d’un fort caractère. L’île marque ses habitants, ils ne lui échappent jamais. Pour preuve, Mariann, partie s’installer à Trondheim, autrement dit presque au bout du monde, qui revient maladroitement rendre service, convaincue que sa place est ici et nulle part ailleurs. Ce cycle, Les Invisibles, conte une page de l’histoire récente de la Norvège laborieuse, celles des pêcheurs du nord du pays et des divers autres métiers qui concourent à donner place à l’être humain dans un paysage enneigé une bonne partie de l’année. Des romans empreints de subtilité, d’intelligence.

* Roy Jacobsen, Juste une mère (Bare en mor, 2020), trad. du norvégien Alain Gnaedig, Gallimard (Du monde entier), 2024

Les Vainqueurs

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« L’été 1927. Douze ans. Et il ne manquait pas de projets, le Gunnar qui avait volé la dynamite. » D’autres projets, que de faire sauter la montagne qui sert de repère aux pêcheurs de la région lorsqu’ils se mettent en peine d’accoster. Lui et l’ensemble des personnages de ce roman de Roy Jacobsen (né en 1954), Les Vainqueurs, best-seller en Norvège, vont devoir empoigner leur destin à bras-le-corps. Notamment Rogern, le narrateur de la deuxième partie, un lecteur de Kropotkine, son « vieil ami ». Un destin de travailleur, aux espoirs insensés et néanmoins mesurés, adaptés à l’époque. « Le paysan-pêcheur a toujours vécu comme aujourd’hui, il est comme il est, et ça continuera jusqu’à sa mort. (…) On ne fabrique pas soudain un nouvel outil à un prix abordable – une pelle, une charrue, un filet de pêche – qui va brusquement tirer le paysan-pêcheur de là où il est. Non, on fabrique un outil qui l’aide à rester là où il est – c’est ça, le progrès. » Sorti en 1991, ce roman n’est proposé qu’aujourd’hui en traduction. Il aurait été dommage de ne pas en avoir connaissance. L’auteur retrace la vie d’habitants du Helgeland, puis d’Oslo où beaucoup émigrent, au long du XXe siècle. Tous des individus sans fortune, contraints de travailler sans cesse, dotés « du même genre de savoir général qu’un paysan-pêcheur », de ceux qui bâtissent ou rebâtissent un pays de leurs efforts et attendent du gouvernement, sans trop d’espoir, un minimum de mesures sociales en leur faveur. C’est un roman extrêmement foisonnant, avec une multitude de personnages qui se croisent, tous liés entre eux par le sang et par un même cadre de vie, qui interfèrent les uns sur les autres (il manque un tableau récapitulatif des noms de ces personnages). Le roman des « invisibles » (par ailleurs autre titre de Jacobsen), ce prolétariat qui a façonné la Norvège de l’après-guerre, qui lui a permis de prendre place parmi les pays démocratiques et modernes. « Quand tu appartiens à la classe ouvrière, tu ne dois pas seulement te battre contre toi-même, les concurrents et les salaires minables ; tu appartiens aussi à cette couche de la société que les gens pensent qu’ils doivent sauver... » La Norvège du XXe siècle, des années 1920 aux années 1990, qui subit l’invasion allemande, puis l’espoir avec l’arrivée au pouvoir de la social-démocratie, puis la découverte du pétrole au large des côtes... Un pays d’une petite dizaine de millions d’habitants, dont les paysans-pêcheurs, qui constituaient la majorité de la population, deviennent tous des ouvriers et des fonctionnaires. Avec le travail comme valeur commune, autrement dit « la découverte que le travail, c’est la joie de supporter les souffrances » ! Les mœurs évoluent à grande vitesse, on achète et on achète encore des produits qui n’existaient pas quelques années plus tôt. Noël, par exemple, est une fête à laquelle nul n’échappe plus, une « gloutonnerie capitaliste, un rituel bourgeois imposé à la classe ouvrière afin de lui soutirer ses quelques sous durement économisés ». Un pays qui était l’un des plus pauvres d’Europe et qui affiche en l’espace d’une ou de deux générations une prospérité sans équivalent. Les Vainqueurs est le roman incontournable pour comprendre la Norvège contemporaine, le roman du peuple laborieux, qui espère sans défaillir des lendemains qui chantent.

* Roy Jacobsen, Les Vainqueurs (Seierherrene, 1991), trad. Alain Gnaedig, Gallimard (Du monde entier), 2022

 

Les Invisibles

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C’est l’histoire d’une tribu familiale, plus que d’une famille. D’un minuscule royaume, sur une île du nord de la Norvège. D’un petit, tout petit monde qui vit en autarcie ou presque au niveau des îles Lofoten. Signé Roy Jacobsen (dont on trouvait déjà en français deux romans de grande qualité, Les Bûcherons et Le Prodige), Les Invisibles est un très beau roman. « …L’île est immuable, même si elle tremble, même si le ciel et la mer sont chambardés, une île ne disparaît jamais, même si elle vacille, elle reste ferme et éternelle, enchaînée dans le globe lui-même. (…) Une île ne sombre jamais. Jamais. » Ses habitants lui sont redevables de leur bien-être et de leur misère, selon les jours, selon les époques. Cherchent-ils à s’éloigner d’elles, qu’ils ne seront plus eux-mêmes, qu’ils perdront ce que l’on peut appeler leur âme. Il n’y a pas un personnage principal dans ce roman, sinon, évidemment, cette île de petite taille, Barrøy ; sinon, également, Ingrid, âgée de trois ans lorsque le lecteur la découvre au début du livre, et d’une quinzaine d’années lorsqu’il l’abandonne deux cent cinquante pages plus loin. Ingrid, qui doit apprendre à s’en sortir coûte que coûte. Ses parents, ingénieux, lui donnent l’exemple, avant de disparaître l’un après l’autre. Et Hans, son neveu, son demi-frère, son frère, on ne sait trop car c’est sans réelle importance, Hans, qui doit lui aussi affronter les événements et adopter la posture d’un homme alors qu’il n’a que douze ans. Les temps sont rudes, dans cette région du monde en ce début du XXe siècle. Tout se gagne. Presque rien n’est impossible à condition de se relever les manches. « Nul ne peut quitter une île ; une île, c’est un cosmos en réduction où les étoiles dorment dans l’herbe sous la neige. » Ce n’est pas l’histoire d’une famille, que nous conte Roy Jacobsen, c’est beaucoup mieux : l’histoire d’une tribu familiale. Les personnages pratiquent la solidarité parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Les liens du sang, s’ils existent, sont secondaires. La solidarité dépasse même les clivages sociaux, comme l’auteur nous le montre intelligemment avec Felix et Suzanne, les deux enfants que les Barrøy recueillent, ceux des patrons d’Ingrid, disparus pour cause de faillite. « Sur Barrøy, ils ont trois saules, quatre bouleaux et cinq sorbiers dont l’un est couvert de cicatrices, avec le milieu du tronc gros comme une barrique (…), et les douze arbres penchent tous dans la direction que la nature leur a imposée. » Comme ces arbres, les personnages de ce roman sont embringués dans une lutte quotidienne pour leur survie. Et ils s’en sortent. Bellement, pourrait-on dire. Roy Jacobsen nous les présente successivement, il nous les présente ensemble, aussi et surtout, coude à coude. Pas une ligne de trop dans ce roman brillamment écrit.

 

* Roy Jacobsen, Les Invisibles (De usynlige, 2013), trad. Alain Gnaedig, Gallimard (Du monde entier), 2017

Mer blanche

Nord de la Norvège, novembre 1944. Femme forte, femme de caractère mais qui ne le sait peut-être pas, Ingrid a démissionné de l’usine de poissons dans laquelle elle travaillait pour vivre en solitaire sur l’île de Barrøy, « terre du silence » ou « bateau en perdition », selon les avis. Conditions très dures, mais elle a toujours vécu là, alors elle ne s’en émeut pas. Quand les Alliés envoient par le fond un navire allemand transportant des déserteurs et des prisonniers russes, elle sauve un blessé, sans savoir de qui il s’agit. « ...Secret militaire. D’après elle, il y avait autre chose. » Elle le soigne et lui prodigue une attention qui donne envie à l’inconnu de rester avec elle – et de lui faire un enfant. Mais il finit par disparaître et elle retourne à terre – sur le continent, dans le Finnmark. La guerre n’est pas terminée, les Allemands ravagent la Laponie. Ingrid vient en aide aux uns et aux autres, « comme si elle était venue sur terre pour effectuer une sorte de recensement des gens chassés de leur propre pays, parce que plus rien ne tenait debout en elle... » Elle ne craint pas de s’affronter aux capitaines de navires ni aux pêcheurs, aux soldats allemands ni aux collaborateurs. « Pourquoi tu fais tout ça ? » l’interroge un homme. « Il le faut », se contente-t-elle de répondre. Roy Jacobsen a déjà habitué ses lecteurs à des romans d’une grande originalité : Les Bûcherons, Le Prodige ou Les Invisibles. Des romans sur ces individus confronté à l’adversité, pleins de cran et que l’on ne voit pas, trop souvent, si l’on ne stoppe pas brièvement sa propre course, si l’on ne porte pas le regard sur les côtés. Dans Mer blanche, l’histoire, la dramatique histoire humaine, s’invite sur une île minuscule aux confins du monde (regrettons seulement que les répliques en allemand ne soient pas traduites ; elles sont souvent assez longues et fortes de sens, et tout le monde ne parle pas la langue de Goethe). Les uns après les autres, ces ouvrages nous offrent une vision cohérente de l’univers de l’auteur, où ces fameux « invisibles » ont toute leur place. Une place respectable. Après Tarjei Vesaas et avec, aujourd’hui, Per Petterson, Roy Jacobsen est l’un des grands noms de la littérature norvégienne. L’un des plus attachants.

 

* Roy Jacobsen, Mer blanche (Hvitt hav, 2015), trad. Alain Gnaedig, Gallimard (Du monde entier), 2019

Les Yeux du Rigel

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Les Yeux du Rigel s’inscrit dans la suite des deux précédents romans de Roy Jacobsen, Les Invisibles et Mer Blanche. Durant la Deuxième Guerre mondiale, sur la petite île de Barrøy, au nord de la Norvège, un avion transportant des « esclaves russes » s’écrase. Ingrid permet à l’un d’entre eux de survivre et s’éprend de lui. Un enfant naît. Puis l’homme s’enfuit pour échapper aux Allemands. Été 1946, la population est de retour sur l’île. « Les gens de Barrøy sont devenus des baleiniers. » Dans Les Yeux du Rigel, Ingrid entreprend de refaire le périple du Russe, à pied, à vélo, en train ou sur un canot, afin de le retrouver, emmenant avec elle Kaja, leur fille âgée de dix mois. Les individus qu’elle croise sont sceptiques. Un fuyard, au milieu des lignes allemandes ? Ils ne se souviennent pas. Les cicatrices de la guerre ne sont pas refermées. Les Russes, les Allemands ? Résistants ou collaborateurs, les Norvégiens ont eu autant à pâtir des uns que des autres. « Elle tomba sur l’équipe d’ouvriers suivante et, eux non plus, ils ne se souvenaient d’aucun Russe, ni d’autres fugitifs, d’ailleurs, et ils n’avaient vu personne dans la montagne, mort ou vif. Mais eux aussi étaient pleins d’espoir pour Ingrid, ils lui souhaitaient tous le meilleur, et tous leurs vœux semblaient sincères. » Ingrid continue son voyage. Elle rencontre des individus qui se refusent à lui dire ce qu’ils savent et d’autres qui, comme malgré eux, lui fournissent des renseignements. D’anciens résistants. Elle force littéralement les portes, arrache les secrets. « Tu as traversé toute la guerre sans rien comprendre du tout », lui dit Henrik, chez qui le Russe a séjourné. Des signes lui indiquent que celui-ci n’est pas mort. Jusqu’à arriver dans « un camp de concentration en temps de paix ». Des Russes, des Polonais sont internés là, en attendant d’être renvoyés chez eux. La vérité lui est enfin dévoilée, pas celle qu’elle attendait. Une écriture foisonnante, pour ce roman, comme son décor, cette chaîne de montagne à cheval entre la Norvège et la Suède, zone frontière de forêts de pins, peu peuplée, arpentée par les soldats allemands et les résistants norvégiens durant la Deuxième Guerre. C’est une sorte de quête initiatique à laquelle se livre Ingrid, qui n’est pas sans évoquer cette femme, cette mère, dans Ana Non, le roman de Agustin Gomez-Arcos, qui remontait tout un pays pour retrouver non pas son homme mais son fils disparu durant la Guerre civile. Même espoir insensé, même défi monstre et l’histoire, toujours, qui annihile l’être humain. Les Yeux du Rigel conclut avec superbe une trilogie qui prend d’ores et déjà place dans la littérature contemporaine norvégienne.

* Roy Jacobsen, Les Yeux du Rigel (Rigels øyne, 2017), trad. Alain Gnaedig, Gallimard (Du monde entier), 2021