Histoire

Atlas des pays qui n’existent plus

Amateurs de voyages immobiles, ce livre, Atlas des pays qui n’existent plus, est fait pour vous. Bjørn Berge recense « 50 États que l’histoire a rayés de la carte ». Pour certains, leur apparition-disparition relève de l’anecdote ; pour d’autres, il s’agit d’une véritable tragédie, qui parfois affecte encore des milliers ou des millions d’individus. Car, observe-t-il en préambule, « ceinturer un territoire de frontières a rarement eu pour dessein de rendre les populations plus heureuses ». Bjørn Berge vit dans une maison au bord de la mer et conserve les objets que les vagues apportent sur la plage. Il collectionne aussi les timbres. Ceux qui ont déjà circulé. Qui lui racontent l’histoire de ces pays à l’existence, pour la plupart, très éphémère : Heligoland, Schleswig, Obock, Bhopal, Nandgaon, les îles Caroline, Dantzig, Mandchoukouo, Sazan, Tannou-Touva, Hatay, Biafra, etc. Qui donc saurait les situer sur une carte du monde ? Et quand cela n’offre pas de difficulté, n’est-ce pas parce qu’une tragédie qui leur est associée hante encore les mémoires ? La création de ces États relève presque toujours, indique encore l’auteur, d’une « montée de testostérone », bien que les gouvernants parlent plutôt des « nécessités matérielles, le contrôle de marchés spécifiques ou l’accès à des matières premières qui permettrait de maintenir ou augmenter la consommation de chacun ». Il y a en effet toujours eu d’excellentes raisons de faire la guerre. Foi et patriotisme ne sont-ils pas les autres noms de l’exercice du pouvoir et de la cupidité ? Résultat : souffrances et destructions parsèment l’histoire de l’Humanité. Les petits États, comme ceux mentionnés ici, sont concernés, comme les plus grands, dans lesquels nous vivons aujourd’hui. Les mêmes « gorilles toute poitrine gonflée » les dirigent, et le bien commun n’est pour eux qu’un prétexte à asseoir leurs prérogatives. De façon instructive et presque ludique ce livre nous le rappelle. Passionnant.

 

* Bjørn Berge, Atlas des pays qui n’existent plus (trad. Jean-Baptiste Coursaud et Sophie Jouffreau), Autrement, 2019

 

Voyage d’une femme au Spitzberg

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Spécialiste de la littérature de voyage dans les régions de l’Europe du nord (au cours des XVe-XIXe siècles), Alexandra Orlandini Carcreff nous avait déjà offert Au pays des vendeurs de vent (2017), un passionnant essai sur les voyages effectués naguère en Laponie. Intitulant sa préface « L’aventure moderne d’une femme moderne », prolongeant en quelque sorte son essai, elle s’intéresse ici au parcours de celle qui fut la maîtresse de Victor Hugo (comme il se devait alors, Léonie Biard-d’Aunet fut emprisonnée à Saint-Lazare pour adultère, alors que l’écrivain ne fut pas poursuivi), et qui publia en 1854 ce véritable succès de librairie, Voyage d’une femme au Spitzberg, maintes fois réédité au cours du XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui. L’archipel était considéré comme une terre du bout du monde, inaccessible au commun des mortels. Les régions périphériques ou mal connues fascinaient les Occidentaux, des richesses s’y dissimulaient peut-être. L’époque était friande de ce genre d’ouvrages écrits essentiellement par des hommes. Accompli par « la crème des savants de l’époque », le voyage eut lieu en 1839. Une femme qui ne se laissait pas effrayer par les sauvages suscitait le respect, mais voyager sur des navires appartenant à l’État leur était proscrit. Les marins observèrent donc la jeune Léonie d’Aunet (1820-1879), qui voyageait certes en compagnie de son époux, le peintre François-Auguste Biard, avec une circonspection non dissimulée, ce que son texte rapporte avec amusement. Alessandra Orlandini Carcreff suit le périple de la romancière, apportant de très utiles précisions, contextualisant une œuvre qui va bien au-delà du simple récit d’aventure ou touristique (le tourisme n’en était d’ailleurs qu’à ses préludes, ne concernant qu’une frange riche et oisive de la population). Débordant d’érudition, elle rectifie l’orthographe des noms de lieux, pointe des détails que le lecteur, emporté par le rythme du récit de Léonie d’Aunet, peut ne pas percevoir. Cette édition est l’occasion de découvrir ou de redécouvrir ce classique, Voyage d’une femme au Spitzberg, et, grâce au riche appareil critique, d’en saisir les enjeux multiples.

* Léonie d’Aunet, Voyage d’une femme au Spitzberg, édition critique Alessandra Orlandini Carcreff, Presses universitaires de Provence (Textuelles), 2022

Les Premiers rois de Norvège

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Ce livre, Les Premiers rois de Norvège, a d’abord été publié en 1875. Son auteur, l’écrivain écossais Thomas Carlyle (1795-1881), entendait retracer l’histoire de la famille Hårfagre, depuis son fondateur Haraldr (et non pas Harald, comme indiqué en 4e de couverture), dit Haraldr à la Belle chevelure, au IXe siècle, jusqu’à ce qu’elle disparaisse cinq siècles plus tard. Écrit bien après la fameuse Histoire des rois de Norvège de Snorri Sturluson (1179-1241), ce volume de Carlyle pourrait cependant en être le prolongement. « Jusqu’aux environs de l’An de Grâce 860, il n’y avait pas de roi en Norvège, mais uniquement de nombreux jarls – équivalents de roitelets, régnant chacun sur une sorte de petit territoire républicain ou parlementaire, en s’efforçant généralement d’être en bon termes avec leurs voisins... » Entre la saga et le récit historique, ou encore le roman de mœurs, tant les détails et les digressions abondent, Les Premiers rois de Norvège est un ouvrage qui permet de saisir, non seulement la complexité des liens ente les nombreuses branches monarchiques de cette région de l’Europe et sa répercussion jusqu’à aujourd’hui, mais également les enjeux politiques des diverses formes de pouvoir. « L’histoire de ces Hårfagre a éveillé en moi bien des pensées », explique Thomas Carlyle en épilogue : « sur le despotisme et la démocratie, le gouvernement arbitraire d’un seul et l’autogouvernement (ce qui signifie l’absence de gouvernement ou l’anarchie) par tous, sur la dictature avec ses nombreux défauts et sur le suffrage universel qui n’a rien de bien vertueux. » Passionnant.

* Thomas Carlyle, Les Premiers rois de Norvège, trad. de l’anglais Thierry Gillybœuf, Le Félin, 2023

Le Chemin de la trahison

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Quisling, en norvégien, signifie aujourd’hui « traître ». Il est rare qu’un nom propre devienne un nom commun – et un tel nom commun. Le Chemin de la trahison, de Éric Eydoux, est le premier livre en français consacré à l’itinéraire de ce personnage, Vidkun Quisling (1887-1945), homme politique qui se rangea très tôt derrière Hitler, développa l’antisémitisme, approuva l’invasion de la Norvège par les nazis en avril 1940, et tenta d’obtenir un poste de gouverneur du pays sous l’égide de l’Allemagne. « Connu pour être un exemplaire État de droit, le royaume était aussi l’infatigable zélateur d’un monde sans conflits. Ses héros s’appelaient Bjørnson, Grieg ou Nansen, tous ardents promoteurs d’une fraternité universelle, d’un idéal de liberté. Et Alfred Nobel ne s’y était pas trompé, qui avait choisi le parlement norvégien, le Storting, pour gérer sa fondation et décerner son prix pour la paix », rappelle Éric Eydoux (né en 1940) dans son avant-propos. Auteur de plusieurs ouvrages de référence consacrés à la Norvège (citons notamment son Histoire de la littérature norvégienne), Éric Eydoux est aussi à l’origine du festival des Boréales, qui se tient chaque année à Caen et dans l’ensemble de la Normandie, et qui s’attache à faire découvrir la littérature (et, d’une façon générale, les diverses formulations artistiques) des Pays nordiques. Son ouvrage vient combler une importante lacune en français dans l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale. Fils d’un pasteur, enfant brillant, Vidkun Quisling s’engagea dans une carrière militaire et diplomatique qui l’amena en URSS et le fit rencontrer Trotski. Chargé, avec l’explorateur Fridtjof Nansen, de tâches humanitaires en Ukraine, il est respecté pour son efficacité et son caractère rigoureux. Mais l’homme est ambitieux et, après avoir vainement proposé aux communistes norvégiens la création d’une « garde rouge », crée un mouvement, le Relèvement populaire nordique (Nordisk folkereisning), qui deviendra le Rassemblement national (Nasjonal Samling). (Rien à voir avec celui prôné aujourd’hui par notre Marine Le Pen, sinon une semblable tendance à l’abjection.) Devenu ministre de la Défense, il multiplie les provocations, au point que certains se posent des questions sur sa santé mentale (rien à voir non plus avec l’actuel président des États-Unis). Comme le souligne Éric Eydoux, « parmi les adversaires les plus déterminés de Quisling figurait le mouvement ouvrier ». Les élections auxquelles il se présente, en 1936, ne donnent au NS aucune raison de se réjouir : il culmine à 2% des voix. « D’évidence, il perdait tout espoir d’accéder au pouvoir dans un cadre démocratique. » Quisling finit par rencontrer Hitler et lui proposer son plan : après avoir fomenté un putsch contre le gouvernement norvégien, il réclamera l’assistance de l’Allemagne. Ainsi, l’ex-ministre norvégien de la Défense demanderait le concours d’une force étrangère pour mettre en place un régime non démocratiquement élu. Mais les choses ne se passent pas exactement ainsi. Les Allemands envahissent la Norvège, avec quelques pertes inattendues, notamment dans le fjord d’Oslo, et Quisling prétend aussitôt être le seul capable de reprendre en main la situation. Le roi et le gouvernement se rendent à Elverum, avant de s’exiler en Grande-Bretagne. En dépit de leur évidente supériorité militaire, les Allemands rencontrent une résistance à laquelle ils ne s’attendaient pas. « ...Il faut avoir l’âme chevillée au corps pour croire qu’un redressement est encore possible. Les principales villes de Norvège, leurs batteries côtières, leurs dépôts, la plupart des centres de transmission sont alors aux mains des Allemands. (…) Mais malgré la désorganisation, les doutes et incertitudes, la résistance s’organise. » Depuis Londres, le roi Haakon VII appelle à la résistance, rappelant courageusement qu’il est de son devoir de respecter la Constitution et de ne pas accepter le diktat allemand. « Le roi a indiqué la voie à suivre et surtout celle à ne pas suivre. » Quisling, lui, est écarté du pouvoir par les autorités allemandes et Hitler en personne : son impopularité en Norvège ne garantit rien de bon. Relégué à un poste subalterne, il attend son heure, toujours convaincu d’être le sauveur du pays. Le Chemin de la trahison est un livre relatant une page d’histoire méconnue : les agissements de Quisling (en France, une comparaison avec Déat, Doriot ou d’autres, est possible) et, plus largement, l’occupation allemande en Norvège. La ténacité paie et quand, finalement, Quisling prend la tête du pays, c’est pour appliquer un ordre sanglant qui révulse la population. Le Chemin de la trahison est un livre très bien documenté et passionnant, qui montre que, à la suite de toutes les « trahisons » commises par de sinistres pitres, la démocratie peut être mise en péril. Hier comme aujourd’hui, la préserver est une tâche pour tout citoyen soucieux de liberté.

 

* Éric Eydoux, Le Chemin de la trahison (La Norvège à l’heure de Quisling), Gaïa, 2018

À la rencontre de l’Europe

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« Les Norvégiens ont toutes les raisons d’être fiers de la société qu’ils ont construite. Nous devrions pourtant aussi reconnaître que notre modèle social est en grande partie le résultat de coopérations contraignantes avec les pays qui nous entourent » affirme Paal J. Frisvold en conclusion de son essai sur la place de la Norvège dans l’Europe, À la rencontre de l’Europe, sous-titré « Histoire d’une Norvège hésitante ». Employé au secrétariat de l’AELE (Agence européenne de libre échange), consultant à Bruxelles pour la promotion des intérêts norvégiens et, par ailleurs, écrivain, Paal J. Frisvold (né en 1962) – dont la carrière est internationale – s’interroge dans ce livre sur les relations entre la Norvège, à partir de son indépendance (1905) à aujourd’hui, et l’Europe. Il recourt, pour ce faire, à une analyse de la position norvégienne de neutralité au cours du XXe siècle. Si le non à l’adhésion l’a emporté en 1972 et en 1994, peut-être n’est-ce pas définitif, soutient-il. La Norvège a longtemps été un pays de pêcheurs, « pauvre et excentré », avant que du pétrole soit découvert aux larges de ses côtes et en fasse l’une des nations les plus prospères et d’Europe et du monde. Cette situation ne l’expose-t-elle pas à des responsabilités ? « …La Norvège ne peut plus être le pays qui se fait toujours discret ou attend dans un silence absolu que les autres se mettent d’accord ». Pour Paal J. Frisvold qui n’hésite pas à agrémenter ses propos d’anecdotes personnelles, la Norvège ne saurait donc à la fois profiter des avantages économiques de l’Europe et en demeurer à l’écart.

 

* Paal J. Frisvold, À la rencontre de l’Europe (Mot Europa. Fortellingen om et nølende Norge, 2014), préf. Einar Bull ; trad. Alex Fouillet, Presses universitaires de Caen, 2017

L’Expédition du Kon-Tiki

L expedition du kon tiki

Au cours d’un séjour en Polynésie française, le Norvégien Thor Heyerdahl (1914-2002) se convainc que l’archipel a été colonisé par des navigateurs venus d’Amérique du Sud. Cela, en contradiction avec les thèses officielles d’alors (au lendemain de la Deuxième Guerre), qui affirmaient que les premiers colons provenaient d’Asie du Sud-Est. Il monte une expédition scientifique pour le prouver. « ...Nous suivions les traces des premiers hommes primitifs qui, issus d’un pays inconnu, étaient arrivés dans ces îles, et dont les descendants polynésiens avaient régné sans entraves sur le royaume insulaire jusqu’au jour où débarquèrent des membres de notre propre race, la Bible dans une main, la poudre et l’eau-de-vie dans l’autre. » Un succès qu’il relate dans ce livre, L’Expédition du Kon-Tiki, best-seller lors de sa parution initiale, en 1948. Une version cinématographique existe aussi. Les éditions Libretto rééditent, excellente idée, cet ouvrage palpitant, un livre d’aventures et de sciences. Thor Heyerdahl mènera d’autres actions de ce type pour asseoir ses thèses scientifiques, notamment aux îles Galápagos et sur l’île de Pâques. Son travail considérable et toujours d’actualité permet de mieux comprendre les interactions entre les premières civilisations.

* Thor Heyerdahl, L’Expédition du Kon-Tiki (Kon-Tiki ekspedisjonen), trad. Marguerite Gay & Gerd de Mautort, Libretto, 2021

 

Vers le pôle

Vers le pole

« Nos provisions sont maintenant presque épuisées. Nous n’avons plus de vivres que pour un jour, sur cette banquise sans la moindre nappe d’eau, ni ours, ni phoque, ni oiseau. Combien de temps cela va-t-il durer ? Si bientôt nous ne rencontrons pas un bassin d’eau libre où nous pourrons trouver du gibier, notre position deviendra terrible. » Zoologiste, champion de ski, Fridtjof Nansen (1861-1930) est l’un des grands noms de l’histoire norvégienne. Sa première traversée du Groenland en 1888 le rend célèbre. Son voyage périlleux entre Christiana (Oslo) et l’Arctique, en 1893, marque des générations de jeunes gens, les faisant rêver. Vers le pôle, le récit de son périple, est un classique, « ...passionnant et attachant comme un roman. Il laisse l’impression de quelque aventure légendaire imaginée par un Jules Verne et accomplie par un Lohengrin », écrit Charles Rabot en 1897, en préface de sa traduction. Le mythe perdure. Vers le pôle est réédité aujourd’hui chez Points (collection aventure), c’est-à-dire en poche. Fridtjof Nansen s’est engagé en faveur de l’indépendance de son pays (acquise en 1905) et son action pour les réfugiés et les prisonniers, au lendemain de la Première Guerre mondiale et au sein de la Société des nations, lui a valu le prix Nobel de la paix en 1922. Vers le pôle demeure un magnifique récit d’aventure humaine.

* Fridtjof Nansen, Vers le pôle (1897), traduit, abrégé et préfacé par Charles Rabot, Points (Aventure), 2022

 

Utøya, l’affaire Breivik

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« Aucun soldat, aucun bourreau, aucun psychopathe ne s’est jamais remis d’avoir tué. Je ne vais pas mentir. Je ne vais pas sourire et dire que c’était facile. Mais je l’ai fait. Moi et personne d’autres. J’ai eu ce cran dont rêvent des millions d’hommes. Eux resteront des larves, moi je suis sorti de mon cocon. Je suis quelqu’un. » Fallait-il donner la parole à Anders Behring Breivik, le tueur du 22 juillet 2011, qui assassine soixante-dix sept personnes, presque exclusivement de jeunes militants socio-démocrates (seize, dix-sept, dix-huit ans pour la plupart), sur l’île d’Utøya, à proximité d’Oslo ? Fallait-il même prononcer son nom ? L’homme a été arrêté vivant, sans violence (enfin, pas à son encontre !), au sortir de son incroyable carnage. Il a eu droit à un procès exemplaire, à des conditions de détention décentes. Faut-il lui donner la parole ? peut-on demander, encore et toujours, comme en écho à toutes ses victimes. Laurent Obertone (né en 1984, diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, auteur de quelques ouvrages très controversés : La France orange mécanique, La France Big Brother, Guerilla) choisit de se mettre dans la tête du tueur. De voir le monde avec ses yeux. De déshumaniser l’autre, les autres, comme le faisaient les nazis : « Des têtes de perdants, gras et laids, qui bouffent chaque jour leur mal-être avec beaucoup de mayonnaise. Quand on a une gueule pareille, on ne peut s’afficher sans honte qu’à la condition d’être marxiste. » Breivik n’est pas un héros de jeu vidéo, il n’est pas un Robin des Bois de l’ère numérique. Il n’est qu’un salopard raciste, suprématiste et imbu de lui-même, fort, très fort face à de jeunes idéalistes désarmés. Le livre d’Obertone est présenté comme un récit, qui se veut biographique. Démarche risquée. Ce n’est pas une enquête, sinon celle préalable à l’écriture d’un texte de fiction. Le lecteur suit le tueur, il voit le monde avec ses yeux. Le lecteur est tout naturellement amené à s’identifier à Breivik, dont l’assurance consterne. Aucune mise en perspective d’Obertone, ou minimale, encore moins de mise en garde. Les faits sont-ils censés se suffire à eux-mêmes ? Pas sûr. Il nous semble émaner de ce texte une sourde complaisance pour une action qui aurait été forcément vouée à l’incompréhension mais pas foncièrement erronée. Jusqu’au portrait de Breivik, en couverture. Quelle bravoure que de décimer, lourdement armé, des ados cogitant sur la beauté du monde à venir ! Beurk !

 

* Laurent Obertone, Utøya, l’affaire Breivik, La Mécanique générale/Ring, 2016

 

Narvik 1940, victoire française

Narvik 1940

La bataille de Narvik, en 1940, est un moment très particulier de la Deuxième Guerre mondiale. L’un de ces moments où tout semble soudainement pouvoir basculer. On connaît l’histoire, maintes fois racontée, à l’instar de la fameuse bataille de l’eau lourde quelques années plus tard. Avril 1940, les soldats allemands envahissent le Danemark puis la Norvège. La population tente de résister mais le manque d’effectifs et d’armements ne le leur permet pas bien longtemps. En mai et juin, les Alliés décident d’effectuer une percée dans le nord de la Norvège. Ils débarquent à Narvik, ville stratégique puisque c’est d’ici que le fer suédois est chargé à destination de l’Allemagne – où des armes sont produites. Le corps expéditionnaire français conduit par le général Béthouart remporte une victoire contre les chasseurs alpins allemands. Un monument sur place la commémore. « L’occupation de ce port norvégien par les Alliés n’est que de courte durée en raison des événements dramatiques qui ont lieu au même moment en France, mais il est le théâtre d’une incontestable victoire alliée », note l’historien Benoît Rondeau (né en 1973), qui restitue cette fameuse bataille de Narvik presque heure par heure. Narvik 1940, victoire française, est un ouvrage très instructif. Parfaitement renseigné, il replace l’événement dans son contexte, notamment grâce à une riche iconographie, et montre bien en quoi il est précurseur du retournement à venir de la situation militaire.

* Benoît Rondeau, Narvik 1940, victoire française (ill. Éric Schwartz), Ysec, 2022

La Toile brune

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« Pour détecter et évincer les ennemis de la démocratie, il faut les comprendre et décrypter leur discours », écrit fort justement Øyvind Strømmen dans La Toile brune, un essai consacré, comme l’indique le titre, aux activités de l’extrême droite norvégienne sur Internet – autrement dit la « fachosphère » sur la toile. Son fil conducteur ? Les attentats commis le 22 juillet 2011 à Oslo et Utøya par un militant d’extrême droite, qui firent soixante-dix sept morts. Une vision complotiste du monde est développée dans certains réseaux et légitime toute action violente à l’encontre, notamment, des musulmans, mais aussi de diverses autres minorités. Écrit au lendemain immédiat de ces attentats, Øyvind Strømmen montre comment sont poreuses les idéologies entre une extrême droite radicale et une droite classique, voire une gauche ou une extrême gauche sensibles à certains thèmes, notamment la préservation d’une culture non « mondialisée ». Il montre aussi que, même quand elle ne dépasse pas un faible pourcentage des voix aux élections, cette extrême droite, qui perdure sans disparaître jamais totalement, peut, lors de certaines circonstances, être active et nocive. Et qu’elle s’est mise au goût du jour, non sans succès. Plutôt que de parler de « suprématie de la race blanche » et d’attiser à tout crin la haine à l’encontre des étrangers, elle valorise des mots acceptables par tous : liberté, sécurité, identité, démocratie. Son fond idéologique ne change pas en dépit d’un discours rénové. (Cf., en France le Front national du père et de sa fille !...) « Les théories du complot, la haine des opposants politiques et des minorités, et l’exaltation de la violence constituent de toute évidence un mélange explosif. L’idée qu’il est impossible de devenir norvégien est toutefois plus dangereuse encore. Notre société continuera à accueillir des immigrés. »

 

* Øyvind Strømmen, La Toile brune (Det mørke nettet – Om høyreekstremisme, kontrajihadisme og terror i Europa, 2011), trad. Loup-Maëlle Besançon, Actes sud (Questions de société), 2012