K-L

L’Âge du fer

Finlande, années 1950. Papa, raconte la narratrice, « était un mordu de chasse et un bon tireur. (…) Il ratait rarement sa cible parce qu’il avait pratiqué au front pendant quatre ans sur les Russes. » Et, auparavant, il avait fait la guerre d’Hiver. « Tout ce qu’il en avait rapporté, c’était une poignée de médailles, comme tout le monde. Et quelques éclats d’obus dans les jambes. » De quoi vivre, de quoi faire vivre autour de lui « l’âge du fer » ! Le ton de ce roman de Arja Kajero (dessinatrice et romancière née en 1949 en Savonie, élevée en Suède et vivant aujourd’hui en Irlande) est emporté, contrastant avec le sérieux du sujet. Quand un père, qui se veut digne et travailleur, se comporte comme un tyran domestique... Effrayant sa femme et ses enfants, réduisant littéralement au silence sa cadette : « Le silence, c’était une sécurité. » Une histoire, également, d’immigration et de nouveau mode de vie familial. À mettre en parallèle avec le roman de Jonas Hassen Khemiri, Montecore, un tigre unique – ou, en France, Le Gone du chaâba d’Azouz Begag. Un livre fort avec des illustrations intérieures de Susanna Kajermo qui appuient intelligemment le texte. Regrettons juste cette couverture en rose et gris, illisible.

 

* Arja Kajero, L’Âge du fer (The Iron age, 2017), trad. de l’irlandais Véronique Béghain ; illus. Susanna Kajermo, Do, 2019

La Pêche au petit brochet

La peche au petit brochet

« Nous approchons de l’étang depuis la stratosphère. On voit d’abord la Laponie finlandaise. Elle se compose de : 1) L’excitante Laponie occidentale (…). 2) L’exotique Laponie septentrionale (…). 3) L’inepte Laponie orientale. Marais et moustiques. Qui n’intéresse personne. Sauf nous. » Elina Ylijaako revient au pays, déterminée à pêcher le brochet unique qui vit dans l’étang du Pieu. Mais, venues du fond des âges, diverses créatures résident dans les parages, des teignons, des floches et des paras et d’autres encore, qui vont s’efforcer de lui compliquer la tâche. L’inspectrice Janatuinen est, elle, sur ses traces, persuadée que la jeune femme est mêlée à un meurtre. « - Comment a-t-elle tué votre frère ? demanda Janatuinen. - Elle a jeté son âme dans les entrailles du brochet. » La Pêche au petit brochet est un roman original et agréable à lire (sauf peut-être le dernier quart, quand tous les éléments tant bien que mal s’assemblent, cela nous semble un peu laborieux), mais à quoi bon le comparer (comme sur la jaquette) à ceux de Arto Paasilinna ? Certes, la Laponie est la région où se situe l’intrigue de celui-ci et des autres, mais le ton est ici bien différent, non moins déjanté mais à cheval sur le fantastique. Juhani Karila (né en 1985) livre là une œuvre attachante.

* Juhani Karila, La Pêche au petit brochet (Pienen hauen pyydystys, 2019), trad. Claire Saint-Germain, La Peuplade (Roman), 2021

 

Le Papillon de nuit

À Petsamo, à l’extrême nord de la Finlande, « pays fasciste » selon son voisin oriental, en 1937, la situation est tendue. Fille du garde-frontière Henrik Malinen, Irga, quinze ans, est enceinte de Dent-de-Loup, jeune agitateur communiste. Les villageois la maltraitent, sa langue est coupée, elle se sauve. « Je suis la fille du Dieu Blanc et vous ne m’attraperez pas. J’arpente les neiges du mont de la Vierge pour sauver ma vie et celle de mon enfant. Au fond du vallon, les chiens de chasse aboient, les cris des poursuivants résonnent. » Elle franchit la frontière, mais Dent-de-Loup l’abandonne et elle est arrêtée et envoyée dans un camp. En 2015, c’est Verna qui se rend en Russie, chercher le corps de son père, le fils de Irga. Construit en une série d’allers-retours entre 1937 et 2015, ce roman de Katja Kettu (née en 1978), Le Papillon de nuit, nous entraîne de la Guerre d’Hiver à la Glasnost et à ses conséquences. Comme dans le précédent roman de Katja Kettu, La Sage-femme, le ton est enlevé, jamais apaisé. La violence est récurrente, les scènes sont dures ; nous ne sommes parfois pas loin du récit d’horreur (on peut penser au roman de Claude Seignolle Les Loups verts). Dans ce monde des camps de l’extrême, la plupart des personnages sont ou débiles ou/et violents. Où l’auteure veut-elle nous emmener ? « ...La Russie est un pays où l’oubli est une tradition nationale et le secret la plus grande vertu de la vie. » Sans doute – mais encore ? Tout s’enchaîne bien, mais au-delà ?

 

* Katja Kettu, Le Papillon de nuit (Yöperhonen, 2015), trad. Sébastien Cagnoli, Actes sud, 2020

 

Là où se croisent quatre chemins

Maria est ce qu’on appelle une femme de caractère. Une femme forte. Elle exerce la profession de sage-femme au nord de la Finlande, en 1895 : quasiment un sacerdoce, dans une région et à une époque où l’on ne fait trop souvent appel à elle qu’en tout dernier recours. « Ce n’est que lorsque les matrones et les préposés au sauna des villages les plus reculés ont fait de leur mieux et échoué à mettre au monde une nouvelle vie, ce n’est qu’au bout de jours entiers où la parturiente a crié à en perdre le sentiment, qu’ils se soumettent à l’inéluctable et vont chercher la sage-femme. » Mais Maria, qui a fait ses études à Helsinki, s’impose. On finit par s’habituer à sa présence. « Une sage-femme salariée, appréciée et recherchée. En dix ans, sa réputation s’était étendue aux communes alentour, et jour après jour, soir après soir, venaient mander son aide les habitants de villages de plus en plus éloignés. » Maria a une fille, Lahja, qui n’a pas de père – ou un père qui n’assume pas. C’est elle qui expose les événements dans la deuxième partie du livre. Car ce roman de Tommi Kinnunen, Là où se croisent quatre chemins, donne à entendre quatre voix, à voir quatre vies. Pas simplement quatre points de vue car ces quatre vies, celles de Maria, donc, puis de sa fille Lahja, puis du mari de celle-ci, Onni, puis de leur fille Kaarina, ces quatre points de vue se complètent. S’ils s’opposent parfois, c’est involontairement, parce que rien n’est jamais totalement blanc ou totalement noir. Ils racontent une chronique familiale, chacun à sa façon, avec une tragédie latente. Tommi Kinnunen livre là un roman fort, qui ne concerne pas simplement la vie de ces personnages, dont on sait finalement peu de choses, mais aussi l’histoire de la Finlande au XXe siècle, avec cette intense période de reconstruction qui a suivi la Guerre de Continuation. « Travailler sans relâche est plus facile que de s’arrêter et se souvenir. Il est plus simple de s’écrouler de fatigue sur le châlit puant la crotte de souris dans une baraque enterrée et de dormir d’un sommeil sans rêves plutôt que de tout revoir. » Mais contrairement à celle de Leena Lander, pour prendre un exemple récent, la vision de l’histoire de Tommi Kinnunen (né en 1973, professeur de littérature et de finnois) demeure superficielle. La guerre civile ou la Deuxième Guerre mondiale sont surtout des éléments de décor. Parti pris de l’auteur, qui donne à voir avant tout des trajectoires humaines, bringuebalées plus par les sentiments personnels que par ces tragédies de l’histoire. La figure du père, Onni, est centrale. « Il s’était marié comme il se doit, avait eu deux enfants, une fille et un fils. Il avait fait sienne la fille de son épouse. Fait la guerre come tout le monde. Bâti sur les cendres de nouveaux appartements, les avait meublés. Fabriqué des fauteuils à bascule de ses doigts douloureux. Mis de côté de l’argent, économisant un penny par-ci, un autre par-là. Qu’avait-il mal fait ? Qu’avait-il fait de mal ? » Faut-il donner la réponse ? Onni est homosexuel. « Onni sait (…) qu’il n’y a nulle part place pour ses semblables. » Rappelons que nous sommes dans les années 1950, en Europe de l’ouest ; l’homosexualité est encore un crime. Onni va se suicider. Chemin qui bifurque. Là où se croisent quatre chemins est l’un de ces romans qui marquent durablement le lecteur.

 

* Tommi Kinnunen, Là où se croisent quatre chemins (Neljäntienristeys, 2014), trad. Claire Saint-Germain, Albin Michel, 2017

Jours de Finlande

Jours de finlande

« J’étais parti en Finlande pour m’occuper les mains. Quand on s’occupait les mains en 1973, ce n’était pas comme en 2020. » Dans ses romans, Herman Koch (né en 1953, à Arnhem, aux Pays-Bas) se livre à chaque fois à une introspection sous un angle différent. Dans celui-ci, Jours de Finlande, il commence par relater un voyage fait au nord de ce pays, comme ouvrier agricole. Il aide aux champs et à la coupe du bois, se lie, en dépit de la langue dont il ne connaît que quelques mots, avec les habitants et les jeunes filles de son âge. Son père attend qu’il se prononce sur ses études à venir. Lui voudrait être écrivain. Ce voyage est un compromis – en attendant. « La calamité vient (...) toujours de l’Est... », relève-t-il. « Quand on allait s’isoler dans des forêts finlandaises, on n’était peut-être pas tout à fait normal – pas sain (…). Un garçon en bonne santé de dix-neuf ans, quelle est sa première préoccupation ? » Le sexe opposé ? Son récit reprend ensuite aux Pays-Bas, puis en Espagne, où il rencontre une femme dont il s’éprend. Sa mère s’éteint, son père mène une relation avec une autre femme, qui lui paraît bien vieille... Allers-retours entre ces années 1970 et la période contemporaine, quand le narrateur, autrement dit l’auteur lui-même, devenu écrivain et en proie à la nostalgie, retourne en Finlande rencontrer ses éditeurs. Une lecture plaisante, un livre gentil. Mentionnons la couverture, des troncs de bouleaux sur un fond bleu ciel, particulièrement réussie.

* Herman Koch, Jours de Finlande (Finse dagen, 2020), trad. du néerlandais Isabelle Rosselin, Belfond, 2022

Tainaron

La narratrice de ce roman de Leena Krohn (née en 1947, auteure d’un livre traduit en français : Doña Quichotte, Esprit ouvert, 1998) adresse des lettres à un personnage mystérieux, un vieil ami ou un amant, on ne sait trop : mais « tu ne me réponds pas », se désole-t-elle, ton silence est « implacable ». Guidée par « le Capricorne », elle séjourne dans un lieu nommé Tainaron, une ville qui pourrait ressembler à l’une de celles que nous connaissons, avec ses quartiers, ses commerces, son vacarme. Mais pourtant, « ...à Tainaron bien des choses sont différentes de ce qu’elles sont chez nous. La première qui me vient à l’esprit, ce sont les yeux : beaucoup de gens ici en ont de si grands qu’ils occupent jusqu’au tiers de leur visage. (…) Leurs organes visuels sont composés d’innombrables cônes et, à la lumière du soleil, la surface de leurs lentilles brille comme des arcs-en-ciel. » Des insectes peuplent la ville, surprenants et conciliants ; et les individus peuvent atteindre des âges canoniques. Les quartiers se transforment au fur et à mesure de l’activité de leurs habitants, « continuellement, indéfiniment ». Tainaron est un roman épistolaire empreint de poésie et de philosophie, qui n’est pas sans évoquer les récits aussi réalistes, dans leurs descriptions, que loufoques de Ludvig Holberg (Le Voyage souterrain de Niels Klim, d’ailleurs précédemment paru dans la même collection), voire de Tommaso Campanella (La Cité du soleil). Excusez du peu !

 

* Leena Krohn, Tainaron (Tainaron : Postia Toiseta Kaupungista, 1985), trad. Pierre-Alain Gendre, Corti, 2019

Gorge d’or

Gorge d or

« ...Je vois surgir de la forêt un ours à la gorge d’or. Le dernier, celui contre lequel les armes ont été impuissantes. » Premier roman traduit en français de Anni Kytömäki (née en 1980 à Ylöjärvi), Gorge d’or (le titre est trop peu parlant, nous semble-t-il, par rapport à la force de l’ouvrage) a reçu plusieurs prix littéraires en Finlande. Un roman exceptionnel, tant par sa forme (six cent cinquante pages, très denses) que par le fond (une ode subtile à la nature). Erik est le fils de Gunnar Stenfors, riche propriétaire terrien strict et désireux de réussir. Le caractère de Stella, sa mère, est aux antipodes de celui de son mari, avec lequel elle ne mène qu’une relation ténue. Pour elle, la nature possède une beauté secrète qu’il ne faut pas détruire mais découvrir. Erik se réfère à son père quant à son avenir mais les paroles de sa mère, gravement malade alors qu’il n’est encore qu’un enfant, l’émeuvent. « La forêt est une hutte de bois habitée par d’innombrables peuples », constate-t-il. Le père ordonne des coupes rases dans les forêts qui entourent leur domaine de Aspholm et fait construire une ligne de chemin de fer. Erik, lui, repère les oiseaux, cherche à les identifier. Ils sont ici si nombreux : « mésanges à longue queue, grives, faucons, oies et grues cendrées » et tant d’autres espèces. Il fait la connaissance d’ornithologues, puis croise des militants ouvriers. Et tombe amoureux de Lidia, une « rouge », dont le milieu social est si différent du sien. Il doit gagner sa vie – son père l’embauche pour des transactions d’achats de grumes. Le voici à sillonner la Finlande, du sud au nord, en voiture sur des voies peu carrossables ou à vélo, à tenter de faire des affaires dans un pays où les reconstructions (durant la Première Guerre mondiale) battront bientôt leur plein, espèrent les entrepreneurs. « Il peut se passer des jours sans que je dise un mot. Je m’en inquiète au début, puis plus du tout. Les mots ne font que ressasser les vieilles idées et empêcher l’émergence de nouvelles. » Inspecter les parcelles boisées, les acheter, en rendre compte à son patron de père, n’est pas travail pour lui, il est conscient des atteintes à la nature que cause cette activité. La solitude l’effraie et l’attire, il ne renonce pas à s’y confronter. Une cabane isolée, tout au nord, va lui servir de refuge. « ...Je sais que j’ai l’air de ce que je suis : un fuyard pour qui presque plus rien n’a d’importance ». Il note la date dans un cahier : « 5 novembre 1917 ». Juste avant que les communistes prennent le pouvoir en Russie et que la Finlande, où les Blancs ont gagné, déclare son indépendance. Lidia se terre, jusqu’à ce qu’il la retrouve et la protège. Ils se marient, ont une fille, Malla. Erik continue d’étudier la vie des oiseaux et s’échine à faire comprendre à son auditoire, quand il peut s’exprimer devant d’autres chercheurs, que les animaux prédateurs jouent un rôle essentiel dans le cycle de la nature. « Dans les anciennes civilisations de chasseurs-cueilleurs, les prédateurs étaient respectés. Il était entendu qu’ils avaient droit à leur part. Aujourd’hui, nous vivons mieux que jamais, mais ils suscitent une haine aveugle. C’est pourtant nous qui avons vidé nos forêts de leur gibier, et non les chouettes et les hiboux, les faucons, les loups et les ours. » Erik noue une liaison avec Elsi, une musicienne, flûtiste, avant de boire, de commettre des vols et d’être interné. Malla, elle, est placée dans une famille d’accueil qui la renomme Maija Kivikoski, un vrai patronyme finnois. Gagner sa liberté va lui demander d’énormes efforts ; elle se lie avec Joel, un objecteur de conscience aussi soucieux qu’elle de préserver sa solitude, que les bûcherons et les chasseurs finiront par éliminer – à moins qu’ils ne tuent un ours ? « Il n’y a plus aucune issue, pas même la possibilité, insignifiante en soi, d’une vengeance, de la punition des coupables. » Si la guerre civile en est la toile de fonds, avant de se prolonger aux prémisses de la Guerre d’hiver, ce roman précurseur des luttes écologistes à venir aborde des sujets d’aujourd’hui. La qualité de la traduction est à signaler : changement de narrateur, abondance de mots rares, désuets ou disparus (tapon, esker, mazot, brogneux, airial, etc.), fréquence des néologismes, toujours plutôt faciles à comprendre grâce au contexte. L’écriture poétique ajoute au sentiment d’étrangeté et d’empathie avec la nature. La traductrice a dû s’amuser. Gorge d’or est l’un des grands, très grands romans en provenance des pays nordiques à lire en 2023.

* Anni Kytömäki, Gorge d’or (Kultarinta, 2014), trad. du finnois Anne Colin du Terrail, Rue de l’échiquier (Fiction), 2023

Ville au cœur de pierre

1922. Ilya et Klara quittent leur pays, la Finlande, pour l’URSS, la patrie des travailleurs. « La révolution était jeune et nous supposions qu’elle avait besoin de nous pour construire. » L’utopie est à l’ordre du jour. Ils sont étudiants et motivés pour s’intégrer au monde nouveau en train de s’échafauder. « Nous étions portés par un puissant désir de travail et d’action… » Tom et Ielena les rejoignent. À Petrograd, qui devient Leningrad après la mort de Lénine, les quatre jeunes forment un groupe enthousiaste, rencontrant d’autres individus, dont Lavr, le frère d’Ilya, mais peu à peu la réalité s’impose. « Je croyais fuir le destin de ma mère, qui avait été celui de la sienne avant elle : faire des gamins, laver la lessive, trimer, s’anémier, la boucler. Mais tout cela m’attendait ici… », observe Klara. Le ton de ce livre, Ville au cœur de pierre, est celui d’un témoignage, avec l’observation de petites choses de la vie quotidienne et la difficulté de comprendre certains événements dans leur ampleur. Les témoignages sur la période soviétique sont nombreux, ceux d’acteurs de premier plan et ceux d’anonymes, permettant de mieux comprendre la complexité de cette révolution confisquée. « J’étais un rouage si minuscule », affirme Klara, tandis que Lavr, comprenant qu’on l’oblige à tirer sur des travailleurs au nom de la révolution (« les exploiteurs jouent du fouet sur notre dos »), retourne en Finlande. Présenté comme un roman, le livre de Sirpa Kähkönen nous présente le parcours de Finlandais à l’extérieur de la Finlande. La guerre civile s’est terminée avec énormément de morts et une répression féroce qui durera des années et certains survivants rouges préfèrent tenter de gagner le pays des soviets que de subir la hargne de leurs compatriotes. Mais les désillusions surviennent l’une après l’autre, cruelles, comme elles le furent pour tous ceux qui crurent de bonne foi à la propagande soviétique et qui, souvent contre leur gré, finirent par ouvrir les yeux. Avec, toujours, la ville de Leningrad pour cadre. « La ville en passe de devenir un piège humain, comme le pays entier. » Née en 1964, influencée notamment par Juhani Aho, Sirpa Kähkönen est l’auteure d’une œuvre de fiction conséquente, de pièces de théâtre et d’ouvrages pour la jeunesse. Elle livre ici un roman bouleversant, qui renseignera certes peu le lecteur sur le pourquoi et le comment de la dérive de la révolution soviétique (dont les chefs n’apparaissent quasiment pas), mais qui, en revanche (et un peu à la façon d’un Victor Serge dans S’il est minuit dans le siècle, par exemple), lui apprendra la manière dont celle-ci a été vécue.

 

* Sirpa Kähkönen, Ville au cœur de pierre (Graniittimies, 2014), trad. Claire Saint-Germain, Denoël (& d’ailleurs), 2017

Le Silence de Saida

Les romans de Leena Lander n’attirent pas forcément l’attention immédiate. Ils paraissent, vous les lisez aujourd’hui, vous les lirez demain, rien n’est pressé. Il s’agit, à chaque fois, de grands romans, qui touchent, qui bouleversent, qui marquent la mémoire. La Finlande d’aujourd’hui et celle d’hier en sont au centre. Quand les vies se croisent ou s’entrecroisent : La Maison des papillons noirs (1995) ou Vienne la tempête (1997), parus chez Actes sud, par exemple. Le dernier en date, Le Silence de Saida, est centré sur deux personnages, Risto, qui un beau jour quitte sa femme pour se replonger dans son enfance, et Saida, sa grand-mère, qui lui a légué une vieille bâtisse. La tragique histoire finlandaise refait surface, jusqu’à la guerre civile qui divisa le pays en 1918. Qui était parmi les Rouge, qui parmi les Blancs ? Qui a commis des crimes ? Un très beau roman, foisonnant, avec des personnages marquants, sur une période et une région que Sofi Oksanen, autre finlandaise mais d’origine estonienne, aime également à explorer. Le ton, ici, est pourtant propre à Leena Lander (née en 1955), auteure finlandaise contemporaine de référence. Ses propos sont comme murmurés, le lecteur est mis dans la confidence d’une tragédie dont les acteurs, tous les acteurs, semblent s’excuser d’avoir voulu défier l’Histoire. « En 1903, l’année où le Parti du peuple prit le nom de ‘sociaux-démocrates de Finlande’ lors du congrès de Forssa, Saida Harjula avait sept ans. À cette époque, on ne parlait pas de politique à la maison. Son père, Herman Harjula, était un homme de Dieu, et le seigneur abhorrait la politique. »

 

* Leena Lander, Le Silence de Saida (Liekin lapset, 2010), trad. Jean-Michel Kalmbach, Actes sud, 2014

La Colonelle

Un livre étonnant, ce roman de Rosa Liksom (née en 1958 est auteure de plusieurs titres, dont quatre traduits en français). Celle qui deviendra La Colonelle est d’abord inscrite au sein des Lotta Svärd, association de jeunes femmes qui venait en aide aux « blancs » durant la guerre civile finlandaise. Ses parents veillent à ce qu’elle se tienne comme elle le doit : « ...Pour être quelqu’un de bien, il fallait être fiable, serviable, poli, obéissant, responsable, travailleur, courageux et patriote. » Une femme devait ajouter à ce palmarès quelques autres « qualités » : « ...travailleuse, disposée à se sacrifier, obéissante et se préparer avec soin à son futur rôle de mère de soldat. » La narratrice n’est qu’une très jeune enfant, quatre ans, lorsqu’un homme, « le colonel », trente ans de plus, décide de faire d’elle sa femme. Elle grandit, elle accepte – pourquoi se rebellerait-elle ? Elle entre ainsi dans le milieu des hauts militaires finlandais, à tu et à toi avec les dignitaires nazis en cette époque, pour la Finlande, de guerre à répétition avec l’URSS. La personnalité du colonel ne la gêne pas : il est parfois très agressif, pro-nazi, capable de violer une femme tout en effectuant sa promenade de santé... « Lui et moi ne faisions qu’un. Nous marchions d’un même pas, respirions d’un même souffle, avions les mêmes habitudes, les mêmes valeurs et le même rythme de vie. » Elle trouve les « chemises noires finlandaises » de « mauvais goût » et préfère l’allure plus raffinée des « nationalistes hitlériens ». Et puis, être la femme du colonel procure quelques avantages. « Je n’ai jamais été aussi vivante qu’alors. » Jusqu’au jour où trop c’est trop, elle en a assez d’être frappée, sa vie bifurque. Elle devient enseignante on ne sait pas trop pourquoi, se lie avec un adolescent de ses élèves, l’épouse, écrit des livres pour la jeunesse... Tout se tient dans ce roman mais rien ne convainc, on se dit qu’il y a une partie de trop, la première, celle de la femme attachée à son salaud d’époux, ou la seconde, bien plus courte, celle de la femme qui s’affirme. Car si l’explication du revirement est indiquée on a du mal à y croire. Comme les précédents romans de Rosa Liksom, celui-ci laisse plutôt dubitatif.

 

* Rosa Liksom, La Colonelle (Everstinna, 2017), trad. du finnois (tornédalien) Anne Colin du Terrail, Gallimard (Du monde entier), 2020

 

 

Oneiron

Il y a sept femmes dans ce roman de Laura Lindstedt (née en 1976), Oneiron. Sept femmes qui font connaissance entre elles et découvrent qu’elles se trouvent dans un endroit étrange, blanc et mou. « La première, elle-même, la toute première : Shlomith. La deuxième : Polina. La troisième : Rosa Imaculada. La quatrième : Nina (dans son utérus le petit Antoine et la petite Antoinette). La cinquième : un double vtracé dans l’air (wcomme Wlbgis). La sixième : Maimouna. Elles se présentent l’une après l’autre, chacune à sa manière, et serrent la main à Ulrike. » Peu à peu, toutes vont raconter leur vie. Une véritable écriture, des personnages bien campés, mais... Une intrigue autour de la vie après la mort. Pourquoi pas, mais, entre deux passages crus, il y a surabondance de détails et l’intrigue se dilue complètement. Mortel ! Peut-être avons-nous eu tort de ne pas persévérer, mais, avouons-le, le livre nous est tombé des mains. Une fois de temps à autre, c’est permis, non ?


 

* Laura Lindstedt, Oneiron(Oneiron, 2015), trad. Claire Saint-Germain, Gallimard (Du monde entier), 2018

Mon amie Natalia

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Natalia est une jeune femme qui décide de consulter une psychologue pour soigner son addiction : « Je pense tout le temps au sexe. Voilà mon problème. L’acte à venir envahit ma tête comme une tumeur, et je suis perdue. J’ai envisagé la castration chimique, les anti-androgènes, j’ai envisagé le suicide. » Après Oneiron (publié en France en 2018), Laura Lindstedt offre un nouveau roman non moins tarabiscoté, avec quelques pages manuscrites vers la fin du volume. Freud, Sartre, Duchamp, Andy Warhol ou encore Niki de Saint Phalle, sont ici convoqués, comme en écho aux questions de la patiente. « Mon hypothèse préliminaire, que je n’eus à modifier qu’extraordinairement peu en cours de thérapie, était la suivante : le besoin, frôlant l’anormalité, qu’avait Natalia de me charmer avec ses histoires était en rapport direct avec les problèmes de sa vie sexuelle. » C’est quelquefois presque drôle. Plus souvent lassant, et le lecteur peut éprouver l’envie de refermer le livre bien avant de découvrir si la thérapie fera son effet.

* Laura Lindstedt, Mon amie Natalia (Ystäväni Natalia, 2019), trad. Claire Saint-Germain, Gallimard (Du monde entier), 2021

 

Ici, sous l’Étoile polaire

Incorporé en 1940 dans la guerre que son pays livre – contraint – à l’URSS (dite Guerre d’Hiver), le Finlandais Vaïnö Linna (1920-1992) a consigné ce qu’il a vu et vécu pour écrire Soldats inconnus. En France, au début des années 1960, furent publiés les deux premiers tomes de Ici, sous l’Étoile polaire, remarquable fresque appartenant à ce que l’on appelle la littérature prolétarienne (genre qui a connu dans le Nord de l’Europe un succès beaucoup plus grand qu’en France) ; quant au troisième tome, il n’est disponible ici que depuis... 2012. Félicitons les éditions Les Bons caractères (6, rue Florian, 93500 Pantin ou www.lesbonscaracteres.com) d’avoir entrepris la réédition des deux premiers volumes et la publication du troisième, permettant ainsi aux lecteurs français de se plonger dans une trilogie essentielle pour comprendre l’histoire de la Finlande contemporaine. Nombre de Finlandais, mais aussi de lecteurs nordiques, connaissent par cœur les premières lignes de Ici, sous l’Étoile polaire. La trilogie couvre une période s’étendant de la fin du XIXe siècle (1880) aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale (1950), durant laquelle des événements importants ont eu lieu et qui a vu la Finlande se métamorphoser. Ce territoire qui était alors un duché russe a acquis son indépendance en 1917, avant de connaître une guerre civile dont les pages sanglantes ne sont toujours pas totalement refermées aujourd’hui (cf. par exemple les écrits de Leena Lander, notamment Le Silence de Saida) puis d’être attaqué par l’Union soviétique, de conclure avec ce pays une paix non satisfaisante, de subir une deuxième guerre (dite Guerre de Continuation) et d’être amputé d’un tiers de sa superficie, dont une bonne partie de la Carélie. Ces derniers événements, alors que les nazis semblent remporter la victoire en Europe, ce qui contraint la Finlande à s’allier, dans un premier temps, avec eux, pour se débarrasser de l’ogre soviétique, avant de rejoindre les Alliés. Dans leur fuite, les troupes allemandes dévasteront la Laponie. Après la Deuxième Guerre et jusqu’à la chute du Mur de Berlin, on parlera de « finlandisation » pour désigner une neutralité sous l’égide d’une grande puissance : la Finlande, en effet, devra veiller à ne pas porter atteinte à l’URSS, partenaire économique non négligeable et surtout géant militaire prêt à rugir. Terrible histoire, que celle de ce petit pays qui relèvera cependant la tête et deviendra, à l’instar des autres pays nordiques, une réelle démocratie. La trilogie de Väinö Linna met en scène une foule de personnages représentatifs de la Finlande, essentiellement agricole dans les dernières décennies du XIXe siècle puis s’industrialisant et se modernisant politiquement. Tous sont bien campés et les écueils du manichéisme sont évités. On voit ainsi, dans le troisième tome (Réconciliation) Axel, paysan qui avait pris part à la guerre civile, qui a échappé à la mort et qui est humilié par les maîtres d’alors, réclamer plus de terres afin de pouvoir la répartir équitablement entre ses enfants. Face à lui, Yanne, social-démocrate, qui lui affirme que l’heure est à l’industrialisation mais que personne, pas même les riches propriétaires, ne l’a encore compris. Nous sommes aux alentours de 1920 et la Finlande n’en a pas fini avec les malheurs. Ses habitants auront à peine le temps de se réconcilier, de s’engager dans une laborieuse prospérité, que le pays sera envahi. Väinö Linna nous entraîne pas à pas dans cette épopée. Les souffrances de ses personnages sont celles de tout un peuple ; leurs joies nous atteignent, ils les partagent avec leurs lecteurs. Souhaitons, à présent, l’édition en format poche de cette superbe trilogie.

 

* Soldats inconnus (Tuntematon sotilas, 1954), trad. Claude Sylvian et Jaakko Ahokas, Robert Laffont (Pavillons), 1956

* Ici, sous l’Étoile polaire (I) (Täällä pohjantähden alla I, 1959), trad. Jean-Jacques Fol, Robert Laffont (Pavillons), 1962

* Les Gardes rouges de Tampere, Ici, sous l’Étoile polaire (II) (Täällä pohjantähden alla II, 1960), trad. Jean-Jacques Fol, Robert Laffont (Pavillons), 1964

* Réconciliation, Ici, sous l’Étoile polaire (III) (Täällä pohjantähden alla III, 1962), trad. Jean-Michel Kalmbach, Les Bons caractères, 2012