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Éden

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Publiant en France un roman plus ou moins tous les deux ans, Auður Ava Ólafsdóttir entretient une relation unique avec des lecteurs forcément enthousiastes et fidèles, tant son œuvre est originale. Ce dernier roman, Éden, trouvera une fois de plus ses laudateurs. Se remettant à sa façon d’une rupture amoureuse avec un poète qui se targue de publier, Alba, l’héroïne, est une jeune islandaise membre de la Commission de validation des prénoms, par ailleurs traductrice et spécialiste des langues en voie d’extinction – dont l’islandais. « ...Même si mon travail consiste à examiner la manière dont idées et sentiments se coulent dans le moule du langage, je n’ai pas toujours été très douée pour faire coïncider mes pensées avec mes paroles », prévient-elle. Voyageant en avion, elle sillonne la planète, de colloque en rencontre internationale. Jusqu’à comprendre que son empreinte carbone est déplorable. Pour y remédier, elle décide de planter des arbres. Pas un ou deux, mais des milliers de bouleaux, espèce adaptée à la rudesse du climat de son île natale dont le sol n’est souvent constitué que de roche, de lave et de sable. Auparavant, elle fait l’acquisition d’un domaine de vingt-deux hectares et d’une vieille propriété qui a appartenu autrefois à une écrivaine de polars, à la consternation de sa sœur Betty. « Par conséquent, de nombreux meurtres ont été commis sous ce toit », lui glisse malicieusement l’agent immobilier chargé de la visite. Elle se lie d’amitié avec un jeune réfugié soucieux d’apprendre l’islandais, et donne des cours d’alphabétisation à d’autres migrants. « ...Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée d’enseigner à des gens qui ont fui leur pays dévasté par la guerre, et qui rêvent pour la plupart de vivre ailleurs, une langue minoritaire dotée d’un système complexe de déclinaisons et de conjugaisons, une langue où comprendre quelqu’un et divorcer s’expriment en recourant au même verbe – skilja –, une langue qui n’est parlé que dans le troisième pays le plus venteux de la planète. » Un pays, pourrait-elle ajouter, où la population est peu nombreuse et où tout se sait très vite : « Quelqu’un a découvert que tu... » ne cesse de lui dire Håkon, le responsable de la boutique de la Croix-Rouge du village dans lequel elle s’est installée. Auður Ava Ólafsdóttir entraîne le lecteur avec elle dans son « jardin d’Éden » et surtout dans les méandres de la société islandaise contemporaine et ses problèmes – que l’ultra-religieuse Radio Apocalypse ne saurait résoudre ! En toute logique, elle joue en virtuose avec le vocabulaire et la langue (« singulier, pluriel, masculin, féminin, neutre, nominatif, accusatif, datif et génitif »), à l’instar de son personnage principal (bravo au traducteur), et comme d’habitude avec elle le résultat oscille entre une belle érudition et un humour fin et constant. « On peut dire que des concepts comme la phonologie, la linguistique, la pragmatique, la morphologie, l’analyse du discours et la syntaxe historique sont sur toutes les lèvres... »

* Auður Ava Ólafsdóttir, Éden (Eden, 2022), trad. de l’islandais Éric Boury, Zulma, 2023

La Vérité sur la lumière

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Dýja porte le prénom de sa grand-mère, autrefois sage-femme. Elle-même est l’héritière d’une lignée de ljósmóðir, des « mères de la lumière », autrement dit des accoucheuses, en islandais. Ses parents dirigent une entreprise de pompes funèbres, alors que sa sœur est météorologue. « C’est donc une longue tradition familiale que de s’occuper de l’être humain aussi bien au tout début de sa vie que lorsqu’il arrive à sa destination finale... » Avec humour, Dýja présente son métier, qu’il peut être légitime de qualifier de plus beau métier du monde, sachant que « l’homme ne se remet jamais d’être né » et, à cogiter, « que les événements qui ne se produisent pas sont aussi importants que ceux qui adviennent ». Les anecdotes se succèdent, comme si elle conviait les membres de sa famille à se présenter. Le tragique et le comique se mêlent intelligemment, le ton est guilleret, comme souvent dans les ouvrages de Auður Ava Ólafsdóttir. « Le plus difficile (…) est de s’habituer à la lumière », à « la vérité sur la lumière », observe l’un de ses personnages. Des extraits des manuscrits de la tante Fífa sont intégrés au récit. Celle-ci tenait une sorte de journal dans lequel elle essayait de comprendre le fonctionnement du monde. L’être humain, selon elle, n’est pas l’animal le plus doué. « ...L’homme est capable d’aller jusqu’à l’épicerie tandis que la sterne arctique, joyau de l’azur, vole d’un pôle à l’autre sur ses ailes légères, prodiges de la nature... » Dýja s’interroge : ces textes dont « la cohérence réside dans leur incohérence » sont-ils publiables ? Doit-elle s’attacher à leur trouver un éditeur ? Inutile d’y aller par quatre chemins, on ne peut que recommander la lecture de ce roman (ou plus justement de ce récit) de Auður Ava Ólafsdóttir, de nouveau empreint de sensibilité et de pertinence.

* Auður Ava Ólafsdóttir, La Vérité sur la lumière (Dýralíf, 2020), trad. Éric Boury, Zulma, 2021

 

Le Rouge vif de la rhubarbe

De Auður Ava Ólafsdóttir, on se souvient de Rosa Candida, roman qui avait été unanimement salué. Le Rouge vif de la rhubarbe est en fait le premier roman de l’auteure. Ágústína, le personnage central, est une jeune fille de quatorze ans handicapée de naissance, qui se déplace avec des béquilles. Sa mère est partie en voyage, étudier les oiseaux migrateurs, et lui envoie régulièrement des lettres. Nína, une vieille amie de celle-ci, veille sur elle. Réfugiée dès qu’elle le peut dans sa « forêt » de rhubarbe « à la recherche de son origine », « là même où elle avait été conçue », Ágústína rêve de grimper au sommet de ce qu’elle appelle la « Montagne », huit cent quarante quatre mètres au-dessus des plages de sable noir. Il lui arrive d’arracher les pattes des mouches, quand elle ne s’invente pas une vie pourvue de jambes en bon état. Ágústína est prête au défi. Un ami de son âge lui propose de chanter dans son groupe de rock. Pourquoi pas – et les félicitations la récompensent. Puis elle joue dans la troupe de théâtre locale. La vie passe, ponctuée d’événements propres à l’île : la préparation de la confiture de rhubarbe ou la confection du boudin de mouton. Jusqu’à l’ascension de cette montagne… Auður Ava Ólafsdóttir offre encore une fois un court roman empli d’émotion.

 

* Auður Ava Ólafsdóttir, Le Rouge vif de la rhubarbe (Upphækuð jörð), trad. Catherine Eyjólfsson, Zulma, 2016

Ör

« Ör » signifie « cicatrices », explique Auður Ava Ólafsdóttir dans son roman justement titré ainsi. Jónas Ebeneser, le narrateur, est un homme qui se sent seul : « Je n’ai pas touché la chair nue d’une femme – pas délibérément en tout cas –, (…) je n’en ai pas tenu une seule entre mes bras depuis huit ans et cinq mois. » Il a rompu avec Guðrún, sa femme. Guðrún, c’est aussi le prénom de sa mère et celui de sa fille. « Les trois Guðrún. » Il décide de passer une semaine de vacances dans un pays qui a été récemment touché par la guerre. Où parvient-il ? Peut-être dans les Balkans. Il loge à l’hôtel Silence et souhaite s’y suicider à l’issue de son séjour. Avec Ör, Auður Ava Ólafsdóttir poursuit la recette qui a fait le succès de ses précédents livres : humour et sensibilité sur fond contemporain. Jónas Ebeneser voyage avec une trousse à outils et une perceuse, ses armes à lui. « …Du genre à préférer être tué plutôt que tuer. Pas un mec à s’abîmer les phalanges dans une bagarre. » En revanche, s’abîmer les mains en bricolant pour le bien de tous ne le chagrine pas. Ör est un beau petit roman, une sorte de « feel-good book » qui ne voudrait pas en être un.

 

* Auður Ava Ólafsdóttir, Ör (Ör), trad. Catherine Eyjólfsson, Zulma, 2017

Miss Islande

Hekla porte le nom d’un volcan islandais. Ainsi l’a voulu son père, passionné de vulcanologie. En 1963, à vingt-et-un ans, elle entreprend un voyage jusqu’à Reykjavík afin de trouver un emploi. Mais elle est une femme, doté d’un physique avantageux, comme on dit, et à peine est-elle montée dans le bus pour rejoindre la capitale, qu’un homme lui propose de concourir à l’élection de Miss Islande : elle aura une voiture avec chauffeur et rencontrera des boxeurs. Hekla se targue d’écrire (elle a déjà dans ses bagages des romans qu’elle compte proposer à un éditeur) et, en attendant d’en vivre, est prête à accepter quasiment n’importe quel emploi. Elle loge chez Jón John, un ami, son premier petit ami, homosexuel qui sait qu’en Islande les individus comme lui sont mal vus, notamment sur les navires de pêche où la virilité est exacerbée. Or, à court d’argent, il est obligé de devenir marin, avant de pouvoir s’exiler au Danemark. Serveuse dans un grand restaurant, Hekla apprend les techniques pour se débarrasser des « béliers en rut » : « Ils t’attrapent quand tu passes à côté d’eux. Ils te mettent la main aux fesses ou la glissent sous ta jupe. Ils essaient aussi de te toucher les seins quand tu les sers. (…) Ils susurrent à ton oreille, ils te suivent, ils veulent savoir où tu vis. » Et pour couronner le tout, « les serveuses sont payées deux fois moins que les serveurs ». Mais Hekla n’est pas du genre à se laisser enquiquiner. Elle fait la connaissance de Starkadur, « poète » et bibliothécaire qui prétend écrire, lui aussi, mais sans être aussi doué qu’elle, et qui est surpris et même agacé lorsqu’il découvre qu’elle a déjà publié des nouvelles. Hekla est une femme dans une société encore fortement machiste. Son intention d’écrire va à l’encontre des préjugés. Comme à son habitude, Auður Ava Ólafsdóttir manie un humour très fin. Hekla, son personnage principal n’en fait qu’à sa tête, en dépit des injonctions plus ou moins bienveillantes – ou franchement malveillantes – des hommes autour d’elle. La fin surprend. Ou pas. La fin donne tout son sens à ce récit épique. Pour rire jaune.

 

* Auður Ava Ólafsdóttir, Miss Islande (Ungfrú Ísland, 2018), trad. Éric Boury, Zulma, 2019

Le Narrateur

Bien des auteurs déjà ont joué à cache-cache avec leurs lecteurs, puisque sans lecteurs un roman, on le sait, n’est rien. Qui est qui ? La question revient ainsi dans ce volume de Bragi Ólafsson (né en 1962, et par ailleurs ex-bassiste dans The Sugarcubes, le groupe de la chanteuse Björk), Le Narrateur, quand un certain G. se met à suivre un homme nommé Aron Cesar dans les rues du centre de Reykjavík. Treize ans plus tôt, cet Aron Cesar n’est-il pas sorti avec Sara, que G. porte toujours dans son cœur ? Mais voilà qu’un autre individu apparaît au cours de la filature et finalement, le lecteur peut s’interroger. Qui suit qui ? Le narrateur est-il l’auteur ou... le lecteur ? « Un jeu de poursuite ? Le chat et la souris ? La souris et le chat ? » D’autant que G. semble étrangement transparent... « Ou bien il fait semblant de ne pas remarquer G., ou bien G. n’a d’existence que dans sa propre imagination. » Le Narrateur ? Un petit jeu littéraire bien mené.

 

* Bragi Ólafsson, Le Narrateur (Sögumaður, 2015), trad. Róbert Guillemette, Actes sud, 2019

Un Coup de tête

Un coup de tete

« Toutes ces coïncidences. Tous ces rebondissements improbables. Ne peut-on supposer que, si elle la raconte, cette aventure née sur un coup de tête ressemble à s’y tromper à un roman de gare ? » Sigrún Pálsdóttir (romancière et historienne, née en 1967 à Reykjavík) a-t-elle pour intention de réhabiliter le-dit « roman de gare » ? Son roman Un Coup de tête gagnerait le pari très haut-la-main ! Reykjavík, dernières années du XIXe siècle. Sigurlina Brandsdottir effectue mille tâches pour son père, passionné de recherches archéologiques. La considérant comme une bonniche, le veuf l’assigne au ménage et à la cuisine, alors qu’elle rêve de parcourir le monde et d’être une femme indépendante. « Elle avait fait les trois lits, balayé les chambres, reprisé une chaussette, préparé la pâte à pain, humecté le fromage en le malaxant pour éviter qu’il ne durcisse, lavé le linge qui était à tremper, l’avait essoré et mis à sécher au soleil du matin, avait trié le linge sale et l’avais mis à tremper – en séparant les sous-vêtements de son père –, elle avait mis à dessaler du poisson, mis à tremper des amandes, des pruneaux et des raisins secs (…). » Etc., etc. Lorsque Sigurlina parvient à récupérer une fibule, un bijou très important pour l’histoire de l’Islande et de la découverte de l’Amérique, elle se rend à New York, dans l’espoir de devenir l’assistante d’un célèbre collectionneur. Mais là aussi, elle est ignorée et se retrouve à travailler dans un atelier de couture, pour ne gagner que des clopinettes et dormir dans le froid. « Elle avait l’impression d’être finalement devenue ce que son père avait prédit : quantité négligeable. Moins que zéro. » Jusqu’à ce que, par une sorte de concours de circonstances, elle parvienne à remettre entre des mains expertes la précieuse « boucle de ceinture finement ornée ». Mais ne va-t-on pas la prendre pour une voleuse ? « Maudite fibule ! C’était à croire qu’une puissance supérieure s’amusait à la déplacer ici et là, à la faire disparaître et apparaître pour mettre Sigurlina à l’épreuve. » Drôle et original, érudit et subtil, est ce roman, Un Coup de tête, dont le titre, parlant, offre plusieurs lectures. Une belle découverte, justement récompensé par le Prix de littérature de l’Union européenne 2021.

* Sigrún Pálsdóttir, Un Coup de tête (Delluferðin, 2019), trad. Éric Boury, Métailié (Domaine nordique), 2022

Ma maison au pied du volcan

Rien à voir avec Malcolm Lowry (cf. son magnifique roman Au-dessous du volcan), le volcan dont il est question ici se trouve au sud-ouest de l’Islande, dans l’archipel des îles Vestmann. En 1973, son éruption contraint la population à fuir. Gísli Pálsson est né au pied de ce volcan. « Les fantômes de ma jeunesse ont été enterrés de deux manières différentes : ils gisent sous les couches des débris de souvenirs accumulés au cours de ma vie, et sous la lave qui s’est écoulée le long des pentes du mont Helgafell, la ‘Montagne sacrée’ des îles Vestmann, en Islande, en 1973. » On connaît Gísli Pálsson, en France, pour son livre, L’Homme qui vola sa liberté, odyssée d’un esclave, publié en 2018 par les éditions Gaïa. Un excellent récit. Avec Ma maison au pied du volcan, il nous donne une autre vision de l’Islande. Une vision de l’intérieure, de nouveau, subjective et puissante. « Notre habitat joue un rôle capital dans notre conscience », écrit-il. Ce livre n’est pas un précis de vulcanologie, mais pas loin. Jusqu’à quel point l’homme est-il capable de dompter la nature ? interroge l’auteur, qui rappelle que les habitants des îles Vestmann furent des « réfugiés climatiques » avant l’heure et qu’ils réussirent, sur place, à contenir en partie le flot de magma et à le diriger, sauvant leur village et son port. Avec, tout au long de ce récit, une réflexion sur le devenir de ce pays et, plus généralement, de la planète, alors que le changement climatique produit des effets de plus en plus redoutables. Comme, rappelle-t-il, disent les Islandais : « Ne pas se plaindre, rester calme et aller de l’avant... »

 

* Gísli Pálsson, Ma maison au pied du volcan (Fjallið sem yppti öxlum : Maður og náttúra, 2017), trad. de l’anglais Carine Chichereau, Gaïa, 2020