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Oiseaux de tempête

9782246819431 001 t

Oiseaux de tempête, de Einar Kárason, est un livre qui se lit d’une traite. 1959, au large de Terre-Neuve et du Labrador, le chalutier Máfur est pris dans une tempête de neige qui rugit de la première à la dernière page. Le lecteur se noie, le lecteur respire à grandes goulées. L’auteur réussit l’exploit de l’emmener avec lui dans un voyage, inspiré d’une réelle tragédie, terriblement éprouvant. On trouvait déjà, de Einar Kárason (né en 1955), La Sagesse des fous, un roman publié au Seuil en 2000. Oiseaux de tempête se situe quelque part entre les récits marins d’Édouard Peisson et de Pierre Loti (on peut penser à Pêcheurs d’Islande) ou encore de Josef Kjellgren (Les Hommes de l’Émeraude) : quand l’intrigue est réduite au minimum, au profit de l’observation au jour le jour et au plus près de la vie de l’équipage. Le vocabulaire est extrêmement précis : « Pour rapprocher les funes quand le filet a touché le fond, on fait descendre un crochet fixé à un autre câble grâce à une poulie installée sur le pont des chaloupes. Ce câble et ce crochet se nommeraient sans doute simplement messager si l’essentiel du vocabulaire se rapportant au chalutage en islandais ne provenait pas de l’anglais, nous parlons donc de messaser en prononçant le mot à l’islandaise. » Le suspens n’en est pas moins présent tout au long des cent cinquante pages de ce roman, que l’on peut qualifier de prolétarien, écrit en quelques très longs paragraphes. La volonté de survie de chaque membre de l’équipage est communicative. Un bel exploit littéraire.

* Einar Kárason, Oiseaux de tempête (Stormfuglar, 2018), trad. Éric Boury, Grasset (En lettres d’ancre), 2021

 

Les Annales de Brekkukot

Les annales de brekkukot

« Savoir lire et écrire n’a jamais été considéré comme de la culture en Islande, pas plus que de trancher des têtes de morues ; pas même parmi les pouilleux. » L’Islande et les livres... ! L’acquisition de la culture comme condition essentielle pour l’émancipation de l’individu et du peuple... Ce roman aujourd’hui réédité en poche par les éditions Zulma, Les Annales de Brekkukot, après une première sortie en 2009 chez Fayard, est véritablement un bijou. Mémoire et intelligence sont au rendez-vous. La vie de son auteur, Halldór Laxness (1902-1998), le plus fameux écrivain islandais de l’époque contemporaine, s’inscrit pleinement dans le XXe siècle. Pas seulement parce qu’il est né à l’aube et mort à la fin de ce siècle qui a vu, pour le monde et en particulier pour l’Islande, tant de bouleversements, mais aussi parce que l’acuité de son regard en fait un témoin de poids pour comprendre la grande aventure, d’aucuns diraient saga, dans laquelle nous sommes entraînés. Auteur d’une œuvre considérable récompensée en 1955 par le prix Nobel de littérature, il est aussi l’un des acteurs de l’indépendance de son pays, en 1944, jusqu’alors attaché au royaume du Danemark (« ...Il n’existe pas d’insulte qui exaspère autant un Islandais que de se faire traiter de Danois. »). Dans Les Annales de Brekkukot, Laxness s’emploie à présenter un pays et une période en traçant une galerie de portraits de personnages tous plus pittoresques, et ce mot n’est absolument pas péjoratif, les uns que les autres. À commencer par la grand-mère du narrateur, Alfgrímur Hansson, l’enfant abandonné. Ou plus exactement de cette femme qui l’a recueilli à sa naissance (Laxness fut lui-même élevé par sa grand-mère) et qui, avec Björn, règne sur Brekkukot. Il découvre, abasourdi, que celle qui lui a appris « à parler, à penser et, pour finir, à lire », bien qu’elle ait toujours été « considérée comme stupide », n’a jamais disposé d’un lit à elle, dormant la plupart du temps assise – il est vrai qu’elle était la dernière à se coucher et la première à se lever. Le grand-père, lui, vend le poisson qu’il pêche au prix où il estime devoir le vendre, pas celui du marché. « Je pense », se remémore Alfgrímur Hansson, « que nos valeurs avaient leur origine dans la conviction de mon grand-père selon laquelle l’argent que les gens considéraient comme leur appartenant de droit avait été illégalement amassé, voire falsifié, s’il dépassait le revenu moyen d’un travailleur. Et que par conséquent, toutes les grandes fortunes étaient en désaccord avec le sens commun. » Paroles sages ! Les Annales de Brekkukot est aussi le roman du parcours intellectuel du jeune Alfgrímur Hansson et de sa rencontre avec Gardar Hólm, commis de boutique devenu chanteur – finalement, tout est possible. D’abord inspiré par la foi chrétienne, Halldór Laxness se rapproche du communisme après avoir séjourné aux États-Unis et découvert le chômage et la misère causés par le capitalisme. Il s’en écarte quand il prend connaissance des horreurs commises par Staline et son régime. Couronné par le prix Nobel de littérature en 1955, il évoquera la figure de sa grand-mère lors de son discours de remerciement. « Les principes moraux qu’elle m’a inculqués : ne jamais faire de mal à un être vivant ; tout au long de ma vie, placer les pauvres, les humbles, les doux de ce monde au-dessus de tous les autres ; ne jamais oublier ceux qui ont été méprisés ou négligés ou qui ont subi une injustice, parce que ce sont eux qui, plus que tous les autres, méritent notre amour et notre respect... » Voilà ce qui guidera sa vie et son œuvre. Une œuvre considérable (une soixantaine de titres, dans divers genres : romans, récits, théâtre, mémoires, etc.) qui s’articule en grande partie autour des « petites gens » de l’Islande. Elle n’est pas tombée dans l’oubli mais tant d’autres auteurs sont apparus, qu’il fait aujourd’hui figure d’ancien, en Islande, et à l’étranger sans doute est-il moins lu que de son vivant. Cette réédition est une excellente idée. Un grand livre, qui honore toute bibliothèque destinée à être bien pourvue.

* Halldór Laxness, Les Annales de Brekkukot (Brekkukotsannáll, 1957), trad. Régis Boyer, Zulma (Poche), 2022