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Le Roi et l’horloger

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Copenhague, fin du XVIIIe siècle. Considéré comme fou par ses sujets, Christian VII (dont le médecin personnel, Johann Friedrich Struensee, a été exécuté peu de temps auparavant : « il n’a toujours voulu que mon bien », observe le roi) erre la nuit à moitié ivre dans les salles de son palais. Quand il tombe sur un horloger que son statut ne semble guère impressionner, occupé à remettre en état une vieille horloge de précision, une imitation de celle de la cathédrale de Strasbourg due au maître Isaac Habrecht, « le plus grand horloger de son temps », son sentiment de colère finit par s’estomper. Les deux hommes ont des choses à se dire. « Pourquoi as-tu l’impression que c’est à toi de la réparer ? À toi seul. Pourquoi toi ? Toi ? Toi ? Toi ? » Faute de réponse adéquate, Jon Sivertsen se met à raconter sa propre histoire, inséparable de celle de l’Islande, colonie « dont tout le monde semblait ignorer où elle se trouvait exactement », que le Danemark traite si durement. Le roi est estomaqué. Il y aurait donc tant de choses qu’il ne sait pas ? Cette île, l’Islande, il n’y était « jamais allé, pas plus que ses prédécesseurs. Il savait que jamais il ne se rendrait sur cette île éloignée. Il n’avait pas envie de supporter ce froid et cette humidité. » Que le roi accepte ou non de l’entendre, l’horloger est désireux de lui communiquer toute la vérité et en particulier celle qui a affecté les siens. « Puisqu’il bénéficiait d’un accès direct aux oreilles du monarque, il était fermement résolu à décrire sans en avoir l’air les conditions de vie dans la colonie froide et septentrionale de Sa Majesté. Pouvait-on l’en blâmer ? » Le roi est-il aussi dément que ses courtisans l’affirment ? Entre deux accès de colère, il prend en considération l’homme, si humble, qui s’adresse à lui et qui semble posséder un grand savoir. Entre eux, une sorte d’amitié se forge lentement. Jon Sivertsen finit par retrouver la Vierge en bois nécessaire à l’assemblage de l’horloge. Elle était dans un bouge, et peut-être était-ce sa vraie place, parmi les plus humbles, « le prétendu rebut de la société ». « Après tout, son Fils n’avait-il pas guéri les lépreux et les aveugles, n’avait-il pas été l’ami d’une prostituée ? » Le roi prête une oreille de plus en plus attentive à l’horloger, lequel montre la réalité sous son vrai jour : « Il suffit d’avoir trois relations hors mariages en Islande pour être condamné à la pendaison alors qu’à trois rues d’ici, chacun peut se vautrer dans la luxure à sa guise. » Mais c’est sans compter sur la cour et le dauphin qui s’inquiètent de la teneur de ces conversations et de leur influence sur le souverain. L’horloger « n’avait pas imaginé que les visites du monarque dans la salle des collections éveilleraient la curiosité, et encore moins qu’elles puissent susciter chez ses enfants une inquiétude qui les conduirait à se mêler de leurs conversations. » C’est tout une époque qu’expose Arnaldur Indriðason, ne cachant rien des intrigues à la cour autour de celui qui est encore roi. L’« usurpation de paternité » que conte Jon Siversten et qui valut la mort à son propre père, sur ordre du roi danois Frédéric V, le père de Christian VII, rappelle à ce dernier ses mésaventures. Sa fille Louise Augusta n’est-elle pas en réalité l’enfant de Struensee ? Tout le royaume le sait et s’en gausse. Au travers de ce grand roman, Le Roi et l’horloger, Arnaldur Indriðason entame une réflexion sur le pouvoir et ses avatars, avec cette leçon à méditer : « Chaque pas que nous faisons en avant en engendre un second qui nous ramène vers le passé... » Une très belle œuvre.

* Arnaldur Indriðason, Le Roi et l’horloger (Sigurverkið, 2021), trad. Éric Boury, Métailié (Bibliothèque nordique), 2023

Opération Napoléon

Traduit, allez savoir pourquoi, non pas de l’islandais mais de l’anglais, Opération Napoléon (ou, mot pour mot, Les Documents Napoléon) est en fait l’un des premiers romans de Arnaldur Indridason (le troisième, précisément), publié initialement en 1999, avant la série des Erlendur. Alors que la Deuxième Guerre mondiale semble devoir se terminer bientôt, avec la victoire des Alliés, un bombardier allemand camouflé aux couleurs des États-Unis est pris dans une violente tempête de neige et s’écrase sur le Vatnajökull, glacier du sud de Islande. Les forces américaines, stationnées sur l’île, essaient de le retrouver, en vain. Elles reprennent les recherches quelques années plus tard, sans plus de succès. Mais en 1999, le glacier fond et grâce aux techniques nouvelles, la carcasse est repérée. Les Américains décident de la récupérer sans en aviser le gouvernement islandais. Pourquoi cette insistance ? Que contient donc l’avion de si précieux ? Deux randonneurs surprennent les membres des forces spéciales et l’opération tourne mal, ils sont arrêtés, torturés, l’un est assassiné. Le deuxième parvient à prévenir sa sœur, Kristin, jeune avocate au sein du Ministère de la Justice, qui se lance dans une course folle et quelque peu invraisemblable pour le sauver. Arnaldur Indridason relate, dans ce roman que l’on peut qualifier d’« uchronique » plus que de « conspirationniste », un épisode possible de la Deuxième Guerre mondiale : et si les Alliés et les Allemands avaient tenté de se lier contre les Soviétiques ? Il s’attarde sur la présence des militaires en Islande (et là, ce n’est plus de la fiction), qui a longtemps suscité des remous au sein de la population. La morgue dont des soldats qui se croient tout puissants font preuve à l’encontre d’une population désarmée et forte seulement de sa bonne foi suscite l’indignation. On peut évoquer, sur ce sujet, certains écrits de l’Islandais Prix Nobel de Littérature (1955) Haldór Kiljan Laxness, notamment Station atomique. Ou bien Le Zoo de Mengele (dont l’action se passe en Amérique du Sud), du Norvégien Gert Nygårdshaug. Le gouvernement islandais est ici pressé de se soumettre aux directives des Américains. Qu’il refuse n’empêche pas ceux-ci de continuer d’agir à leur guise, avec une violence extrême. Car il s’agit là, tout bonnement, d’écrire l’histoire à leur convenance. « L’histoire n’est qu’un tissu de mensonges (…). Il y a eu tant de dissimulations, tant de choses inventées de toutes pièces ; nous avons dit la vérité sur des mensonges, et menti sur la vérité, enlevé telle chose pour la remplacer par telle autre. (…) Vous m’avez dit un jour que l’histoire de l’humanité n’était rien d’autre qu’une succession de crimes et de malheurs. Eh bien, c’est aussi une succession de mensonges savamment construits », explique ainsi un responsable des services spéciaux américains.

Si le propre d’un bon livre est de faire réfléchir le lecteur, tirons donc ici notre chapeau, une fois de plus, à Arnaldur Indridason.

 

* Opération Napoléon (Napóleonsskjölin, 1999), trad. de l’ang. David Fauquemberg, Métailié (Noir), 2015

Dans l’ombre

Dans l’ombre est le premier volume de la Trilogie des ombres signée Arnaldur Indriðason. Comme toujours chez cet auteur, le décor est parfaitement planté, les personnages ont une réelle épaisseur – biographie, caractère… – et l’intrigue est crédible et passionnante : la petite histoire rejoint la grande histoire. Le lecteur entre de plein pied dans ce roman en apprenant, dès les premières lignes, les déconvenues d’un représentant de commerce. Celui-ci n’a pas réussi à vendre grand-chose et quand il rentre chez lui, c’est pour découvrir que sa compagne l’a quitté. Au chapitre suivant, le lecteur découvre qu’un homme a été assassiné et qu’une marque a été inscrite au sang sur son front (une croix gammée, apprend le lecteur ; un signe « SS » indique la 4e de couverture !). Nous sommes à Reykjavík, en 1941, et le contexte historique bien particulier donne un relief démesuré à chaque événement. Sur l’île, les troupes anglaises et américaines entretiennent une relation étroite et difficile avec la population. Au loin, l’Allemagne nazie menace et d’autant plus qu’ici, ses imprécations trouvent quelquefois un certain écho. L’Islande ne serait-elle pas le berceau d’une civilisation blanche et « pure » ? Ou plutôt le repaire d’« un tas de bouseux » ? Fidèle à lui-même, Arnaldur Indriðason tisse son intrigue avec un grand talent, d’un ton très juste. Nous retrouvons également ses interrogations à propos de la génétique (cf. La Cité des jarres) et son hostilité aux « conclusions de Lombroso », autrement dit au « rapport entre l’apparence physique et (la) prédisposition au crime ». Remarquons que les deux premiers chapitres de La Femme de l’ombre, deuxième volume de cette Trilogie des ombres, sont offerts en fin de volume. Promotion inutile, car la lecture de ce premier volume est exceptionnellement incitative à la lecture de suivants.

 

* Arnaldur Indriðason, Dans l’ombre (Þýska húsið, 2015), trad. Éric Boury, Métailié (Bibliothèque nordique), 2017

La Femme de l’ombre

La Femme de l’ombre est le deuxième volume de la Trilogie des ombres signée Arnaldur Indriðason. À Petsamo, au nord de la Finlande, sur les rives de la mer de Barents, un navire nommé l’Esja s’apprête à partir pour l’Islande. Nous sommes en 1943 et l’Allemagne a donné le feu vert pour le retour chez eux d’Islandais occupés à étudier ou à travailler dans les pays scandinaves. Mais un jeune homme manque à l’appel et sa fiancée s’inquiète. Dans le même temps, à Reykjavík, un homme vêtu en soldat est retrouvé très grièvement blessé. Il meurt peu de temps après, sans avoir pu donner d’indications sur son agresseur. Sur une plage, près du nouvel aéroport construit par l’armée britannique, c’est un autre individu qui est découvert noyé. Quels liens entre ces décès ou disparitions ? Deux jeunes enquêteurs sont sur place, Flovent et Thorson. Ce dernier, « petit flic pinailleur » selon l’un de ses supérieurs, est né au Canada, de parents islandais, ce qui explique pourquoi il parle couramment l’anglais et l’islandais. « Au fil des mois, les deux hommes (Flovent et Thorson) s’étaient liés d’amitié et avaient instauré une relation de confiance. Ils avaient fait leur possible pour arrondir les angles entre les troupes d’occupation et les autochtones même s’il y avait parfois des anicroches. Leur collaboration directe permettait de contourner la voie hiérarchique, ce qui accélérait la progression des enquêtes. » Deuxième volet de La Trilogie des ombres, La Femme de l’ombre traite, de nouveau, de l’Islande au cours de la Deuxième Guerre mondiale. L’époque est sensible ; les Alliés occupent l’île et, si leur présence est préférable à celle des Allemands, elle pose cependant problème. Par le biais de deux personnages principaux intelligents et attachants, Arnaldur Indriðason dresse le tableau des nuisances multiples qui en découlent : contrebande d’alcool et trafics de divers produits, prostitution, rixes entre soldats ou entre soldats et autochtones, rareté et cherté des logements dans la capitale… Son roman, comme à l’accoutumée chez lui, va bien au-delà de l’enquête policière. Sans avoir lu le troisième volume (Passage des ombres, annoncé pour le printemps 2018), nous pouvons affirmer d’ores et déjà que cette Trilogie de l’ombre est un vrai bijou littéraire.

 

* Arnaldur Indriðason, La Femme de l’ombre (Persamo, 2016), trad. Éric Boury, Métailié (Bibliothèque nordique), 2017

Passage des Ombres

Quand, au tout début de notre siècle, le corps d’un homme de quatre-vingt dix ans est retrouvé chez lui, allongé dans son lit, la police pense d’abord à une mort naturelle. Mais l’autopsie prouve qu’il a été étouffé sous un oreiller. L’ex-inspecteur Konrad décide d’en savoir plus. Le voici amené à ré-ouvrir une enquête vieille de soixante ans, quand le cadavre d’une jeune couturière avait été découvert derrière le Théâtre national. Ainsi commence Passage des Ombres, dernier titre de La Trilogie des ombres de Arnaldur Indriðason. Une trilogie passionnante, dotée d’une intrigue très solide qui s’inscrit dans l’histoire récente de l’Islande, lorsque celle-ci était occupée par les forces alliées. Lors de la Deuxième Guerre mondiale, les Britanniques ont d’abord été présents, suivis des Américains, en nombre et durant une longue période, ce qui a eu des répercussions sur la population de l’île. De jeunes Islandaises ont été « en situation » - autrement dit, elles « fréquentent des soldats, sortent s’amuser avec eux et les épousent », ce qui était mal vu. Konrad, lui, est entré dans la police après avoir appris « le métier d’imprimeur » et travaillé « dans le bâtiment », « au noir ». Son père, un bonhomme exécrable, vivait de divers trafics et quand sa femme est partie, il lui a laissé leur fille, Beta, et conservé leur fils. Il pratiquait des séances de spiritisme dans le but de soutirer de l’argent à des personnes crédules et la plupart du temps rongées par le chagrin ou l’inquiétude. Après la mort de son père, tué par un inconnu de deux coups de couteau, « Konrad avait arrêté de boire. (…) Quelques années plus tard, le sort avait voulu qu’il entre dans la police et qu’il rejoigne la Criminelle. » Aujourd’hui, Konrad entend donc faire la lumière sur la mort du vieil homme, Stefan Thordarson ou Thorson, militaire canadien d’origine islandaise (que le lecteur a déjà rencontré dans les deux volumes précédents). La plupart des personnes auxquelles il s’adresse sont très âgées, ce qui ne facilite pas son enquête. Arnaldur Indriðason nous entraîne presque imperceptiblement dans les pas de ses enquêteurs. Deux enquêtes sont menées en parallèle. La première, qui concerne une (et éventuellement une deuxième) jeune fille, remonte à la Deuxième Guerre. « Il y a peut-être des histoires qui parlent de viols commis par des elfes. » La deuxième se passe aujourd’hui. Arnaldur Indriðason a trouvé le ton juste pour conter ses enquêtes policières en terre islandaise. Subtilité des personnages, profondeur de l’énigme, description de Reykjavík, mise en perspective du contexte historique... : cette Trilogie des ombres est vraiment remarquable.

 

* Arnaldur Indriðason, Passage des Ombres (La Trilogie des ombres, 3) (Skuggasund, 2013), trad. Éric Boury, Métailié (Bibliothèque nordique), 2018

La Marque

La marque

La Marque, de Fríða Ísberg (née en 1992, auteure de trois recueils de poésie remarqués par la critique) : ce roman commence par une missive dans laquelle une certaine Tea rappelle que, dans un vol d’oiseaux, les plus forts ne sont pas au-devant, que l’effort collectif profite à tous. Les humains doivent-ils s’en inspirer ? Puis, premier chapitre, nous sommes en Islande, à Reykjavík, dans un futur qui semble n’être guère éloigné de notre époque, sinon que la société est encore plus divisée et que les conflits sous-jacents sont nombreux. Dans les écoles les enfants subissent des « évaluations de l’acuité » pour déterminer leur degré d’empathie et d’éventuelle amoralité. « Il faut combattre les comportements antisociaux par l’intégration sociale. » Il y a les « marqués » et les « non-marqués », avec l’« idée qu’il faudrait passer un test pour démontrer son excellence ». L’empathie est la règle ; le manque supposé d’empathie se voit sanctionné. Vetur est enseignante et la tenue de ces examens ne lui pose pas de problème, ils sont réalisés pour le bien de la société et, en premier lieu, des élèves eux-mêmes. « Fondamentalement, la société cherche à déterminer si la probabilité statistique d’un délit pourrait justifier une atteinte à la liberté, et s’il serait légitime de se prémunir contre les délinquants potentiels... » Les individus non-marqués, s’ils ne deviennent pas des délinquants, se retrouvent en marge de la société. Beaucoup absorbent du « trex », une drogue dure, pour compenser leur mal-être. Bien des choses leur sont interdites. « Ils ne pourront plus obtenir de prêt immobilier, ni trouver du travail, ni même aspirer à mener une putain de vie normale... » La violence est traquée, mais les hommes n’en continuent pas moins de harceler leurs compagnes ou ex-compagnes. Dès lors, convient-il de « marquer » l’ensemble de la population ? Que signifierait une victoire en cas de consultation électorale à ce sujet ? « Ça y est. Ils sont en train de créer une authentique société providence. Où tout le monde recevra de l’aide. Et personne ne sera oublié. La violence sera étouffée dans l’œuf. » Publié initialement en 2021, La Marque évoque la pandémie de Covid 19 et les lois nouvelles promulguées dans son sillage. La « vrairité », derrière laquelle chacun place un peu ce qu’il veut pour se rassurer, fait office de rempart idéologique officiel. Couronné par divers prix, La Marque est un roman de science-fiction bien conçu faute d’être très original, qui prouve que le mieux est souvent l’ennemi du bien et qu’une société peut vite devenir totalitaire. (Osons une remarque à destination du traducteur : on peut dire « ce qui vient de se passer » ou « ce qu’il vient de se passer », les deux formules sont admises, sont équivalentes, mais quand il y a déjà un « il » dans la phrase, « ce qui vient » est plus léger et évite de se mélanger les pinceaux...)

* Fríða Ísberg, La Marque (Merking, 2021), trad. Hadrien Chalard, Robert Laffont (Pavillons), 2023

Les Enfants de Dimmuvík

C’est l’Islande d’hier, celle des années 1930, que présente Jón Atli Jonassón dans Les Enfants de Dimmuvík. Une Islande rythmée par la pêche, rurale aussi et soumise infiniment plus qu’aujourd’hui à la rudesse du climat. Comme une photographie d’autrefois : celle de gosses poursuivis par la faim, celle d’une famille réfugiée dans un appentis et qui redoute chaque jour à venir. L’histoire d’une gamine qui survit à cette misère, qui grandit et finit par enterrer les siens : une mère devenue folle, qui se mure dans le silence ; un père qui place ses derniers et insensés espoirs dans la Bible ; un frère affamé qui lape le lait renversé sur la table ; une sœur qui meurt toute petite… Des gosses poursuivis par la faim, en Islande, autrefois – et ce pourrait être ailleurs, aujourd’hui, et leur souffrance ne diffèrerait guère. « J’avais mieux échappé au rachitisme que mon frère et ma sœur », constate la narratrice, observant les dégâts provoqués chez les siens par les carences alimentaires. Un court texte, un texte émouvant.

 

* Jón Atli Jonassón, Les Enfants de Dimmuvík (Börnin i Dimmuvík, 2013), trad. Catherine Eyjólfsson, Noir sur Blanc (Notabilia), 2015 

L’Esclave islandaise

Voilà que les éditions Gaïa renouent avec les sagas, lesquelles constituent une belle part de leur catalogue, en publiant ce beau et volumineux roman de Steinum Jóhannesdóttir, L’Esclave islandaise (Livre 1). Sagas au sens large : histoires mettant en scène un grand nombre de personnages, sur une époque longue, ancienne ou récente, à l’instar de Karitas, de l’Islandaise Kristín Marja Baldursdóttir, de La Saga des émigrants du Suédois Vilhelm Moberg, du Roman de Bergen du Norvégien Gunnar Staalesen ou de Pelle le conquérant du Danois Martin Andersen Nexø... Le catalogue Gaïa fourmille d’œuvres de semblable qualité, denses, complexes et profondément didactiques. L’Esclave islandaise débute en 1627, avec l’attaque des îles Vestmann, au sud-ouest de l’Islande, par des pirates turcs. Après le viol et le meurtre de nombre de ses habitants, quatre cents survivants sont emmenés par les pirates à Alger. Au terme d’un très long périple, ils sont vendus comme esclaves. Le lecteur suit plus précisément Guðriður, enlevée avec Sölmundur, son jeune fils. À sa situation d’esclave proprement dite, s’ajoute celle de femme dans une société où les hommes possèdent tous les droits, dont ceux de frapper et de châtier leurs épouses – car ils peuvent disposer de plusieurs femmes. Guðriður est fouettée lorsqu’elle se montre récalcitrante. D’autres esclaves autour d’elle sont tués. Quelque part, « une voix implorait Allah avec intensité. » Car évidemment, la religion sert à justifier l’inhumanité permanente des puissants de la cité. Les années passent et les Islandais résistent, pour la plupart (ou pas : à l’instar d’Anna), autant qu’ils le peuvent, jusqu’à ce qu’une possibilité de départ apparaisse. « – Maman, qu’y a-t-il dans ce paquet ? (demande Sölmundur) – Une chose qui nous sauvera peut-être et nous permettra de partir d’ici. – De l’argent ? – Non, Sölmundur. Du papier et une plume. » Envoyé huit années après par le roi du Danemark, auquel appartient alors l’Islande, un émissaire Hollandais tente de racheter les esclaves islandais. À combien Guðriður peut-elle « s’estimer » ? « – Ces gens affirment que tu es très habile en broderie et me demandent pour cette raison une somme énorme en échange de ta libération. Est-ce vrai ? » Le premier volume de L’Esclave islandaise s’achève sur le départ de Guðriður, sans son fils qui s’est converti à l’islam et qui grandira à Alger. Une longue traversée de l’Europe attend encore les rescapés. Steinum Jóhannesdóttir déclare, en préambule de son roman, s’être inspirée d’une page terrible et véridique de l’histoire islandaise et avoir consulté les rares documents disponibles. Aucun de ses personnages n’est d’une pièce, tous oscillent au gré des événements et c’est ce qui les rend attachants. La haine à l’encontre des oppresseurs est assez timorée, pas de mouvement de révolte, pas de vengeance. Au moment de son départ, Guðriður « regarda le marché aux esclaves où on mettait aux enchères un petit groupe d’enchaînés derrière la grande mosquée. (…) Autrefois, ces ventes de personnes humaines l’avaient terrifiée ; aujourd’hui, elles faisaient partie de son quotidien. Elle avait cessé d’éprouver de la compassion pour les captifs. » Le volume suivant paraîtra à l’automne 2017. On ne le manquera pas.

 

* Steinum Jóhannesdóttir, L’Esclave islandaise (Livre 1) (Reisubók Guðríðar Símonardóttur, 2001) trad. Éric Boury, Gaïa, 2017

L’Esclave islandaise (Livre 2)

Voici donc la suite et la fin de L’Esclave islandaise, excellent roman de Steinum Jóhannesdóttir. L’Esclave islandaise, livre 2. En 1627, quatre cents Islandais ont été enlevés par des Turcs dans les îles Vestmann, au sud-ouest de l’Islande, et vendus comme esclaves à Alger, alors cité-État en pleine effervescence économique. Des années plus tard, le roi du Danemark, Christian IV, finit par en racheter un certain nombre, grâce à son émissaire Wilhelm Kifft, négociant néerlandais. Les « affranchis », à présent dix fois moins nombreux, repartent pour leur pays d’origine. Le voyage, par la France, les Pays-Bas, l’Allemagne et le Danemark, est long ; ils sont considérés souvent comme des vagabonds. Kifft, heureusement, veille sur eux. C’est l’occasion pour tous d’être surpris devant un monde qu’ils n’imaginaient qu’à peine (« on va de découverte en découverte », se dit ainsi Guðriður, appelée à poser à Amsterdam pour le peintre Rembrandt), avant un retour au pays qui ne se passera peut-être pas comme ils le souhaiteraient. La vie continue, pour les uns et les autres, et au fil de leurs étapes certains meurent, d’autres s’installent. Guðriður a réellement existé, indique l’auteure dans sa postface, relatant les aléas de l’écriture de ce livre. L’époque est restituée dans ses détails ; les campagnes et les villes sont décrites minutieusement. Steinum Jóhannesdóttir nous fait revivre les angoisses et les espoirs des Islandais avec la précision d’une historienne et le talent d’une écrivaine. L’Esclave islandaise est l’un de ces grands livres qui permettent d’apprendre beaucoup et de mieux comprendre le calvaire d’une femme lors de ce qui fut le seul événement dans l’histoire de l’Islande « qu’on puisse considérer comme un assaut de nature guerrière ».

 

* Steinum Jóhannesdóttir, L’Esclave islandaise (Livre 2) (Reisubók Guðríðar Símonardóttur, 2001) trad. Éric Boury, Gaïa, 2017

Tourner la page

Roman gentillet, que celui de Audur Jónsdóttir, Tourner la page, premier traduit en français. Née en 1973, romancière, dramaturge et journaliste, Audur Jónsdóttir, nous précise la quatrième de couverture, est la petite fille de l’écrivain Haldór Kiljan Laxness (1902-1998). Elle trace ici le portrait de Eyja, jeune femme qui travaille la journée dans une usine de congélation, à Reykjavík, et le soir à l’hospice, et qui est mariée à un homme alcoolique, de vingt ans son aîné et d’humeur fantasque. Sa grand-mère, veuve du Prix Nobel de Littérature (1955), tente de séparer le couple, pour le bien de sa petite-fille, qu’elle envoie en Suède, chez Rúna, sa cousine. Eyja a, par ailleurs, l’intention d’écrire un roman, « un véritable roman ». Mais le pourra-t-elle dans ce pays, la Suède, de l’« hiver polaire, et du tonnerre et des éclairs qui embrasent les gens et les habitations, sans parler des nuages d’insectes – tout y est baigné d’essaims de moustiques et de guêpes… » ? Pourra-t-elle quitter son hippie de mari ? Comme l’indique le titre, pas difficile de « tourner la page » mais pas difficile non plus d’oublier ce bon gros roman une fois lu – qui n’est pas sans évoquer le film, tout aussi léger, Mariage à l’islandaise (2008) de Valdis Óskardóttir.

 

* Audur Jónsdóttir, Tourner la page (Ósjálfrátt, 2012), trad. Jean-Christophe Salaün, Presses de la Cité, 2015