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La Matière du chaos

La matiere du chaos

À bientôt soixante-dix ans, Elín exerce toujours la profession d’accessoiriste dans un théâtre de Reykjavík. Quand la pièce d’une gamine de dix-neuf ans, Ellen, une sorte de punkette peu affable, est mise en scène, elle en vient malgré elle à reconsidérer son passé. Car cette jeune fille ne lui est pas inconnue. Des années auparavant, elle a trouvé le cadavre de son père, par ailleurs auteur célèbre de romans. Elín vit seule aujourd’hui, sans le regretter. « Je partais du principe que les gens mentaient, maintenais le compte des trahisons, évitais l’intimité et ne m’autorisais pas le moindre fantasme, car ils sont bien sûr la base de toute relation. » Ses rencontres sont brèves, presque accidentelles. « Des hommes et des femmes qui entraient dans mon existence et posaient leurs paumes sur mon dos dans leur jeu de saute-mouton à travers la vie des autres. » Pourtant, malgré cette réserve clairement formulée, la figure d’Ellen l’intrigue, elle cherche à croiser son regard, à attirer son attention, à l’espionner « un peu » au risque de passer pour une « vieille lesbienne ». À se renseigner sur Internet sur Ellen, sa mère, leurs proches... « ...J’ai pu composer leur arbre généalogique à l’aide des réseaux sociaux ». À les suivre. D’anecdote en anecdote, un lien se tisse entre les deux femmes, Ellen, si jeune, qui va peut-être se faire dévorer par la vie, et Elín, toujours en quête d’elle ne sait trop quoi. Cinquante ans d’écart – ne se ressemblent-elles pas ? Un récit subtil (bien que le titre semble un peu prétentieux) de Kristín Eiríksdóttir (née en 1981), qui rebondit dans l’esprit du lecteur.

* Kristín Eiríksdóttir, La Matière du chaos (Elín, ýmislegt, 2017), trad. Jean-Christophe Salaün, Noir sur blanc (Notabilia), 2022

 

Au bord de la Sandà

Quelque part en Islande, le narrateur s’installe dans deux caravanes ; l’une pour y vivre et l’autre, pour exercer son art, dans un camping en bordure de la Sandá, la « rivière de sable ». Il passe ses journées à peindre des arbres. Il avait autrefois d’autres sujets d’inspiration, mais aujourd’hui ce sont les diverses essences présentes sur l’île qu’il fixe sur ses toiles. « Je suis terriblement inhibé face aux gens que je ne connais pas », dit-il, et cette vie en solitaire n’est pas pour lui déplaire, lui qui cite en exergue H. D. Thoreau. Car l’aventure, aujourd’hui, n’est plus à l’autre bout du monde mais peut-être à proximité de chez soi. « Nul ne s’intéresse vraisemblablement à un homme qui peint des tableaux et vit seul dans deux caravanes plus ou moins délabrées, qui ne grille jamais de brochettes et ne reçoit pratiquement jamais de visiteurs de la ville... » Au bord de la Sandá, de Gyrðir Elíasson (né en 1961), est un récit tout simple et néanmoins prenant. S’il ne se passe quasiment rien, tant ce célibataire père de deux enfants adultes est concentré sur sa peinture, l’envie de tourner les pages anime le lecteur, ravi d’accompagner le narrateur dans un retour aux sources salutaire.

 

* Gyrðir Elíasson, Au bord de la Sandà (Sandàrbókin, 2007), trad. Catherine Eyjólfsson, La Peuplade (Roman), 2019

Les Excursions de l’écureuil

Dans Les Excursions de l’écureuil, Gyrðir Elíasson met en scène un garçonnet, Sigmar, en compagnie de deux adultes, Ágúst et Björg – ses grands-parents ? Au travers des menus faits de la vie quotidienne dans une maison à la campagne, il invente des histoires. Jusqu’au point de constituer ce livre (en est-il l’auteur ? le narrateur ? le personnage principal ?) en deux parties, la seconde consacrée aux tribulations de divers animaux : un écureuil, un chat angora, un lapin et d’autres. Sigmar laisse libre cours à son imagination. C’est mignon, même lorsqu’il est question de « têtes humaines plantées sur des piques ». Jusqu’au moment où... « Sapristi, j’ai envie de rentrer chez moi. Ceci n’est pas ma place. (…) Pourquoi suis-je venu ici ? » Le rêve doit-il prendre fin – comme tous les rêves ? « Soleils de rêve... »

 

* Gyrðir Elíasson, Les Excursions de l’écureuil (Gangandi íkorni, 1987), trad. Catherine Eyjólfsson, La Peuplade (Roman), 2017

 

La Fenêtre au sud

« On m’a dit et répété que c’était absurde de ne pas me servir d’un ordinateur pour écrire. Mais je suis têtu et ne veux pas céder. L’ordinateur a le même effet sur moi que les appareils photo sur les aborigènes d’Australie : j’ai l’impression qu’il s’empare de mon âme. » La Fenêtre au sud est le quatrième volume de Gyrðir Elíasson (né en 1961) traduit en français (après Entre les arbres, Les Excursions de l’écureuil et Au bord de la Sandá). Jónas, le narrateur, est écrivain, réfugié dans une maison noire près de la mer, que lui prête un ami architecte domicilié en Allemagne. Il n’a pas de téléviseur, ne cherche pas la compagnie de ses contemporains. La solitude ne lui pèse pas, au contraire. « Celui qui est seul est toujours seul, infiniment seul et nulle compagnie ne peut rien y changer. Je suis un type comme ça. » Dans un récit découpé en quatre parties, suivant les quatre saisons, il consigne les menus faits de sa vie quotidienne (rédiger un roman, avec un homme et une femme comme personnages principaux, aller au café de temps à autre, au cimetière, voir la tombe d’un peintre néerlandais, ou tenter de prolonger la vie du ruban encreur de sa machine à écrire), agrémentés de quelques aphorismes. L’ensemble n’est pas désagréable à lire – mais qu’en retenir ? « Je continue pourtant à avancer page après page, jour après jour, dans leur vie insignifiante. »

* Gyrðir Elíasson, La Fenêtre au sud (Suðurglugginn, 2012), trad. Catherine Eyjólfsson, La Peuplade (Roman), 2020